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Entretien avec Virginie Boutin artiste-essayiste

Entretien avec Virginie Boutin artiste-essayiste

Par  
Propos recueillis par Maximilien Friche

Mauvaise Nouvelle : Virginie Boutin, vous vous qualifiez d’artiste-essayiste et j’aime ce qualificatif qui fuit les faux semblant, il y a là une façon de s’exposer. Beaucoup d’artistes contemporains abonnés à l’art conceptuel n’acceptent pas immédiatement d’afficher leur démarche intellectuelle. Avec vous, nous savons que nous entrons par le matériau de l’art dans une aventure de la pensée, tout comme les essais en littérature empruntent le Verbe et sa poésie pour le même objet. Où voulez-vous nous emmener ? Peut-on se contenter de contempler vos œuvres ou faut-il immédiatement se mettre à cogiter ?

Virginie Boutin : A mon sens, un artiste se définit en premier lieu par sa démarche, sa manière singulière, comme vous l’évoquez avec justesse, de nous « emmener » quelque part, là où on ne pensait pas aller. Comme tel, en effet, l’artiste s’expose aux autres en s’essayant incessamment à lui-même. Car on ne peut se quitter soi-même, sortir de soi pour appréhender les autres et le monde, notre pensée est en quelque sorte un protomonde dont on ne peut s’extraire. Cette dimension de la réflexivité, de la pensée qui fait retour sur soi et se prend elle-même pour objet de réflexion, est la scène devant laquelle je place celui qui regarde et qui devient spectateur non seulement critique mais autocritique puisque la pensée humaine est notre théâtre commun. Dès lors, la contemplation est ici une sorte de clair-obscur car il ne s’agit pas de faire l’apologie de la pensée mais bel et bien de la représenter à elle-même, non sans dérision, à ce détail près que la forme suspend le sens, lui dérobe son omnipotence laissant chacun libre de s’approprier l’œuvre, potentiellement en marge de l’intention première.

Génocide

MN : L’art n’est-il pas une façon de démultiplier la question posée par l’essayiste ? L’art ne serait-il pas au final une façon de poser la question correspondante à la réponse, à la thèse première, donnée de toute éternité ?

VB : En effet, démultiplier la question posée par l’essayiste sans l’enfermer dans le langage. De la même manière, le propos n’est pas réductible à l’image mais se décline et se rejoue dans différentes mises en scène. Le langage clôt le sens tandis que l’image l’ouvre à ses potentialités.  Toutefois, encore faudrait-il s’accorder sur la question première, « donnée de toute éternité ». La seule question qui vaille peut-être, selon moi : Pourquoi se demande-t-on pourquoi ? Nous sommes a priori les seuls à questionner la vie, qui elle, ne pense pas. Dès lors, nous trouvons des réponses aux questions que nous inventons en occultant précisément que nous en sommes les auteurs, si bien qu’elles ne relèvent par conséquent d’aucune nécessité et ne traduisent aucune vérité, si ce n’est celle dont nous avons vraisemblablement besoin pour exister.

La pensée ne sait pas faire autre chose que penser - elle se réfléchit, au double sens du terme. Comment la pensée se réfléchit-elle sur le réel, au point de le faire penser, malgré lui ? Certainement est-ce ici que se tient ma question préliminaire à laquelle mes propositions plastiques sont autant de réponses sillonnant les champs d’investigation de la pensée. En pensant le monde, la pensée, par nature anthropomorphe, lui prête une pensée, lui donne une intention dont elle est à mon sens, dépourvue.

ContemplationDyade

MN : Virginie Boutin, la pensée vous tracasse. Elle vous tourmente peut-être aussi. Vous en faites donc l’objet de votre quête, rendre par l’art ce qu’elle peut être. Et l’on sent dans vos photos à la fois une façon de faire mouche et immédiatement après, une forme de vanité… ce n’était pas ça, il va falloir recommencer… Avez-vous conscience d’avoir choisi un objet sans fin ? Est-ce la raison de ce choix ? Est-ce un choix d’ailleurs ? La démarche artistique n’est elle pas par nature même la mise en abîme de votre sujet qu’est la pensée ?

VB : La pensée me fascine autant qu’elle m’exaspère. La vanité que vous évoquez et dont j’use esthétiquement n’est pas anodine. Cependant, je n’ai nullement le sentiment d’avoir choisi cet objet, à l’inverse, je ne peux pas le dénier, il est l’évidence avec laquelle nous vivons sans nous interroger sur sa réalité. Toute démarche artistique est, par nature, une mise en abîme de la pensée qui le plus souvent s’ignore et ne se revendique pas comme telle.

MN : Pour percer la pensée, vous partez d’une mise en scène, avec des objets, des mots, le corps, et vous apportez votre cadre et votre lumière. Instinctivement nous plissons les yeux et avançons le nez comme si nous étions en face d’un miroir. On cherche, non pas à comprendre, mais à s’y voir. Avez-vous conscience de construire des miroirs, ou plus exactement des reflets ? Est-ce ainsi que notre pensée peut être mise en question ?

VB : L’enjeu de mon travail tend précisément à représenter la pensée à elle-même. En être à la fois l’image et s’en faire le miroir.  Je ne cherche pas à provoquer ou plutôt, ne cherche pas qu’à provoquer une réaction esthétique. Toute ma recherche tend à opérer une mutation ou transmutation de la pensée : la dévier de ses représentations qui s’ignorent comme telles pour l’ouvrir à ses représentations conscientes d’elles-mêmes. Réaliser la pensée, concrétiser son abstractivité́, c’est produire une image de sa réalité́. Pour se remettre en question, la pensée doit effectivement se regarder en face. On ne peut que se pencher sur nous pour comprendre comment nous nous sommes penchés sur le monde. Eprouver comment s’invente notre pensée en expérimentant précisément sa propension à l’invention comme constitutive de son identité et revendiquer enfin un art de penser pour une pensée résolument artiste…

 

Pour aller plus loin : http://www.virginieboutin.org/

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