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Ma vie avec Brel

Ma vie avec Brel

Par  

Je n’écrirai pas sur Brel. Mais j’écrirai pour Brel, pour lui raconter ma vie avec lui, pour le remercier. Longtemps je me suis dit que Jacques Brel était une part de moi, une partie qu’il a créé de moi, ou, plus précisément, une dimension ouverte en moi. Une dimension abstraite sans doute, mais pourtant gorgée de sensations et d’émotions décisives depuis l’enfance, que je pourrais tenter d’explorer par les mots.

D’abord,
D’abord, y a mon père… à qui je dois les premiers frissons, la découverte.
C’était le temps des vinyles en coffret le dimanche matin assis religieusement dans le salon, avec le visage de Brel imprimé en pointillé entre les mains, avec son regard au loin, son nez saillant. C’était le temps des bergers qui débarquaient le dimanche à Paris dans l’appartement de mon enfance.

« Parfois ils nous arrivent avec leurs grands chapeaux
Et leurs manteaux de laine que suivent leurs troupeaux
Les bergers
Ils montent du printemps quand s'allongent les jours
Ou brûlés par l'été descendent vers les bourgs
Les bergers
Quand leurs bêtes s'arrêtent pour nous boire de l'eau
Se mettent à danser à l'ombre d'un pipeau
Les bergers
 »

Je me souviens de cette voix saisissante, enveloppée de nuages par la flute des bergers. Immédiatement je partais en montagne, au milieu des moutons et de ces villageois imaginaires. J’avais cinq, six ans peut-être, mais j’ai senti aussitôt, comme une sorte d’appel sensoriel : Brel m’embarquait. Je ne pouvais rien y faire, il m’avait compris, comme il avait compris mon père. Et par procuration, je devenais son fils, mêlé au sang de sa voix et de ses rêves nomades. Mon père chantait « c’est le vent du nord, qui fait craquer les digues, à Scheveningen, à Scheveningen, petit … tellement fort, qu’on ne sait plus qui navigue, la mer du nord, …ou bien les digues… ». Mon père chantait Brel de sa voix chaude en me regardant de ses yeux perçants comme pour m’inviter à les suivre par-delà les fenêtres du salon, pour quitter les vieux canapés marrons et avachis, par-dessus les toits de Paris, vers les Flandres, vers le Nord. A sa façon de prononcer « Scheveningen », (je l’entends encore aujourd’hui), cette ville sculptée du bout de ses lèvres et de son regard, je réalise combien ces instants suspendus avec lui sont mes souvenirs d’enfance les plus visuels, les plus marquants, et les plus fondateurs.
Le temps s’arrêtait sur ses mots, sur les images transportées par les mots. Le vent m’embarquait dans des peintures imaginaires de plaines et de collines, de fleuves, de villes lointaines et fumantes, ou, plus au large avec les marins, en mer, dans les ports et sur les plages de Belgique, ce plat pays, qui devenait le mien. Je volais je le jure … je jure que je volais. Et mon père devenait berger, chalutier, capitaine, éclusier sur un canal bordé de moulins, ou Zangra, Don Quichotte, et tant d’autres antihéros écorchés et magnifiques.

Non après tout ce n’est pas le temps qui s’arrêtait sur les mots, ce sont bien ses mots qui arrêtaient le temps. Et je sais maintenant combien les mots portés par cette voix vibrante dans ces instants d’apesanteur, m’ont révélé la beauté silencieuse de la lumière.
J’en appelais aux maisons écrasées de lumière, aux places chauffées au soleil, à l’Italie, qui descendrait l’Escaut. Je rêvais de ce coin de ciel brulé, sur le fleuve en amont, ou, plus loin encore sur la plaine là-bas à hauteur des roseaux, entre ciel et moulins, de cet homme qui vient, que je ne connais pas… Et je n’ai jamais très bien su, enfant, qui de Brel ou de mon père me chantait : « Regarde bien petit… regarde bien ». Leurs voix me donnaient des yeux. Leurs voix mêlées comme un appel ouvraient des univers à mon regard.
Leurs voix me donnaient pour plus tard, sans le savoir, les clés des Rimbaud, des Titien, des Proust …

Mon enfance passa…

La mort de Brel en 1978 se passa sans douleur tant chez nous il n’avait jamais cessé de chanter, faisant partie de la famille chaque dimanche, bien plus que Barbara et Brassens que j’apprendrai à découvrir plus tard. Bien après sa mort j’ai attribué ce non-évènement apparent à la pudeur bienveillante de mon paternel qui avait dû se retirer devant sa glace solitaire et embuée de chagrin pour pleurer sa disparition, sans doute comme on pleure celle d’un frère. Et le grand Jacques était toujours là : il me poursuivait jusque dans l’école où mes amis étaient les fils des autres éblouis, ceux de la première génération, ceux qui l’avait vécu au présent des sorties d’album, au présent des concerts à l’Olympia. Nous étions les enfants de ceux « qui cherchaient le même port », et nous rêvions de Far-West. Nous parlions sa langue sans réellement comprendre son monde, nous les bourgeois, les héritiers enracinés et encore ignorants de l’être.

Pourtant, au fil des ans, je sentais, en explorant le répertoire si vaste de ses chansons, que je m’éloignais doucement des bergers pour prendre le sentier, plus escarpé, plus intérieur, de sa colère et de sa liberté. Ce sentier se dévoilait peu à peu en reflets éclairants sur les murs de mon monde cloisonné. Enracinés comme nous l’étions, comme nos pères l’étaient, comme Brel le flamand l’avait été, nous nous empêchions par excès de valises et d’héritages, par peur de l’inconnu, par absence de pauvreté. Au fond nous rêvions d’être de ces voyageurs sans bagage, de devenir Jacques Brel. Alors nous avons fait nôtre sa langue, pour chanter seuls devant notre glace nos rêves impossibles, à la manière des « Timides ».

« Mais les timides
Un soir d'audace
Devant leur glace
Rêvant d'espace
(…)
Et vive la gare
Saint-Lazare
Mais on s'égare
On s'effare
On s'désempare
Et on repart
Une valise dans chaque main »

« Les Timides », c’était moi. C’était moi avec cette brulure intérieure et recroquevillée de la honte, celle de s’excuser d’exister, à l’école, avec les filles, avec le monde. Les Timides c’était nous. Les timides c’était peut-être vous aussi.
Et c’était Brel aussi évidemment. Il brulait du même feu, et ce feu, nous libérait. Décidément on se comprenait lui et moi… sur la peur de déranger partout, tout le temps. Je crois qu’on ne comprend Brel et les grands timides qu’à la lumière de leurs souffrances dévoilées naïvement sur scène, dans l’écriture, ou avec les femmes. On les excuse souvent de cette expression ultra-sensible et poétique expulsée de leurs carapaces. On les trouve trop romantiques, beaux, et cons à la fois.

Et puis sortirent les cassettes vidéo intégrales des concerts à l’Olympia. J’éprouvai au premier regard que je n’avais saisi jusqu’alors qu’une seule dimension de l’homme Brel. Et le choc de le découvrir sur scène m’en ouvrit une deuxième, éclaboussant de lumière la première. Avec cette énergie fascinante, avec cette puissance d’évocation corporelle, avec ce visage qui ne craignait ni la déformation, ni la laideur, pour mieux exprimer un sentiment, je vis en Brel tout ce que je n’étais pas. Je vis en lui aussi tout ce que je rêvais d’être, un passeur d’émotions, un passeur de rêves, un passeur physique de rêves.
Combien de fois ai-je regardé ce Brel filmé en noir et blanc chanter Jeff, Ces Gens-là, Mathilde ou Amsterdam, à chaque fois totalement pris à la gorge par le mouvement de ses mains, de ses bras immenses qui me semblaient toucher terre, de ses dents chevalines et ce visage en sueur, ce visage par lequel tous ses mots prenaient vie et lumière, ce visage accrocheur de silences, à l’intérieur du cœur ?
Mon père s’effaça, puis disparut devant l’image de ce visage suant en noir et blanc, il fallait désormais que j’absorbe Brel en direct, en couleurs, en pleine face, en plein cœur.

« Mon enfance éclata (…) Ce fut les premières filles, les premières gentilles, et les premières peurs » …

Ses chansons eurent l’effet sur moi d’une éruption par procuration, expulsant le magma bouillonnant de braises en fusion enfermés sous ma peau rougie de timidité.
Brel m’explosait littéralement à la figure en écoutant Mathilde, La Quête, la Fanette, Ne me Quitte pas, ou même Madeleine, moins éruptive, plus légère, mais si touchante dans son authentique naïveté pour qui a connu l’attente incrédule et douloureuse d’une espérance amoureuse, jusqu’à se damner pour l’or d’un mot d’amour.

L’amour est toujours en fusion douloureuse chez Brel, en rêve, ou en désillusion, mais rarement en réalité. Et comme un écho à mes propres doutes, le cri de cet homme confronté à sa peur - peur de rentrer en amour par effraction, peur de ne pas savoir aimer, et plus encore, peur de ne pas savoir être aimé, ou de ne pas comprendre les femmes, souvent largué dans tous les sens du terme - me bouleversait.
Brel (comme Barbara, son amie, sa sœur) me parlait d’amour et je le comprenais. Je comprenais sa quête infinie d’intensité lumineuse, son insatiable désir de feu, de la naissance d’un amour à sa mort, en passant par sa possible résurrection, ou son rejaillissement.
L’amour pour Brel doit littéralement soulever les montagnes. Il se conçoit donc difficilement dans la longueur d’une vie de couple, ou dans les réalités du mariage, tant l’énergie qu’il requiert doit être puisée jusque dans les étoiles inaccessibles de la poésie. Il ne se conçoit que dans les fulgurances étoilées de deux corps qui tremblent, dans les roulements de tambour d’une mort imminente. Il est l’amour de tout un être, et de toute une âme, pleinement consumables et offerts dans le feu de l’autre. Un idéal assez percutant pour un adolescent romantique que les conventions désarriment assez rapidement de son cœur, le poussant plutôt à voguer vers d’autres projets plus stables, moins déchirants, moins fous, et que, pourtant, le destin « naufrage » tout autant.

Aucun homme ne peut rester insensible à Ne me quitte pas : éblouissante et éternelle déclaration d’amour de Brel à une femme qui ne l’aime plus. Vertigineux mystère aussi de cette femme qui est sur le point quitter un homme, pourtant génialement doué pour lui exprimer son amour. Mais si aujourd’hui, approchant dangereusement de la cinquantaine, je dois choisir celle qui résonne le plus en moi, alors c’est Orly que je choisis, unique chanson d’amour du dernier album et qui le clôt comme un dernier cri.

Orly se place, chose inédite chez Brel, dans le cœur bouleversé de la femme, et non de l’homme, déchirée par la séparation.

Ces deux corps se déchirent
Et je vous jure qu'ils crient
Et puis ils se reprennent
Redeviennent un seul
Redeviennent le feu
Et puis se repêchèrent
Se tiennent par les yeux…
(…)
Et puis il disparaît
Bouffé par l'escalier
Et elle elle reste là
Cœur en croix bouche ouverte
Sans un cri sans un mot
Elle connaît sa mort
Elle vient de la croiser
Voilà qu'elle se retourne
Et se retourne encore
Ses bras vont jusqu'à terre
(…)
Elle a perdu des hommes
Mais là elle perd l'amour

Orly, magnifique adieu cinématographique -quelle scène pour la fin d’un film - est probablement sa plus délicate déclaration d’amour aux femmes qu’il a aimées, écrite comme un testament, ultime et bouleversant fragment d’absolu déchiré.
Pour Brel la vie ne vaut d’être vécue que d’amours inflammables, au risque de la déchirure un dimanche à Orly. Alors, brûler ou mourir ? Bruler évidemment tant qu’il est encore temps. Et je le rejoins aujourd’hui pour pouvoir mourir sans remords. J’arrive, bien sûr j’arrive, approchant maintenant de l’âge qu’avait le Grand Jacques quand il a été bouffé par l’escalier.

« Mais qu'est-ce que j'aurais bien aimé
Encore une fois remplir d'étoiles
Un corps qui tremble et tomber mort
Brûlé d'amour, le cœur en cendre »

Et puis, Et puis il y a Jojo.

Sans doute la chanson que j’ai écoutée mille fois.
Avec Voir un ami pleurer, toujours sur le même album des Marquises, avec Jeff, avec Fernand, elle fait partie des chansons les plus puissantes de Brel sur ce qui fonde notre humanité. Une grâce infinie coule dans cette chanson, véritable hymne à l’amitié des hommes quand elle rejoint l’amour fraternel. « Six pieds sous terre Jojo. Je t’aime encore ». Je pense à cet instant à mes « Jojo » à moi qui se reconnaitront, avec qui « je frère encore » d’un lien lumineux, tissé et renforcé au fil de quelques rires, quelques vins, quelques blondes, et de quelques larmes aussi. Je pense à cette langue que nous avons en commun. Je pense à eux qui étaient là lorsque j’étais Jeff. Je pense aux Fernand qui reposent dans ces putains de champs, je pense… qu’avec Jojo, Brel est au sommet de son art. Il saisit au plus juste, au plus près la beauté d’un regard, la beauté d’un silence que seules deux âmes attachées d’une amitié profonde savent percevoir. Brel nous bouleverse encore, Brel nous saisit à vif au moment de l’abandon, de la séparation, de la mort d’un ami qui devient en nous déchirure, amputation.

Brel est ce passeur éternel, l’homme vivant en nous à contre-jour, pour y chanter la lumière quand elle se fait ombre, la vie au seuil de la mort, l’amour quand il s’éteint, ou quand il espère encore. Jacques Brel est cet homme n’habitant nulle part ailleurs sur terre que dans les clés du cœur de celui qui l’écoute, pour pouvoir y revenir souvent, ne jamais s’installer, et ne jamais s’en aller.
A la manière des plus grands poètes, il ne s’en va pas, Il ne s’en va pas… 

Mais il est tard monsieur
Il faut que j’arrête d’écrire
Il faut que je rentre
Chez moi.

Lou Casa interprète Brel
Lou Casa interprète Brel
Comme un grand danseur fatigué
Comme un grand danseur fatigué
Brel : dire non !
Brel : dire non !

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