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Super-héros : questions de vies ou de morts

Super-héros : questions de vies ou de morts

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Propos recueillis par Maximilien Friche

MN : Vous participez à un ouvrage collectif intitulé : Vies et morts des super-héros. Et l'on sent dès le titre, que le point de départ de ces demi-dieux de la culture pop va nous amener à des questionnements métaphysiques plus importants que nous aurions pu le penser… En effet en évoquant les morts de ceux qui incarnent nos fantasmes d'immortalité et de toute-puissance, voulez-vous montrer comment ces super-héros ne sont que humains, que trop humains ?

Aurélien Lemant : Chacun des dix écrivains qui ont contribué à ce recueil a son propre agenda et nous offre sa version de l'Histoire. Un peu du reste en hommage à la manière qu'ont, depuis les années 1960, les auteurs et rédacteurs en chef des maisons d'édition publiant des bandes dessinées super-héroïques. Parce que ces scénaristes l'ont très vite saisi, le super-héros est une zone d'essais. Ils n'ont de cesse de redémonter, non seulement le héros, mais encore son modèle : le mythe homme. Si je prends pour exemple, pas tellement au hasard, la seule année 1971, on voit que Marvel permet à un jeune auteur comme Roy Thomas d'ouvrir son workshop philosophique avec les Vengeurs, dans la guerre cosmique qui oppose Krees et Skrulls, à travers le protagoniste de Rick Jones, et que DC fait de même sur un plan plus immédiatement politique quand Dennis O'Neil utilise deux figures contradictoires, telles que Green Arrow et Green Lantern, pour faire surgir de leur équipée une collision et des débats, voir apparaître un combat d'idées, et non plus une idéologie dominante simplifiée. Sans doute pour obliger leurs lecteurs respectifs à se réévaluer en tant que personnages de fiction eux-mêmes (comment agir dans notre univers ?) autant que pour expérimenter au cœur de l'art qui est le leur, celui du comic book. Vous me dites que les questions posées par notre livre sont plus profondes que ce que l'on aurait pu penser a priori, s'agissant de super-héros. Mais c'est que, d'une part, quel qu'il soit, tout sujet pensé avec engagement et conviction révèle ses puissances cachées, ce qui est d'autant plus frappant quand ledit sujet nous paraît d'abord trivial. Et qu'enfin, dans l'ensemble, contrairement à l'industrie du dessin animé qui s'en sort souvent haut la main avec ses versions télévisées de Batman, de la Ligue des Justiciers ou du jeune Iron Man, Hollywood a salopé le travail. A quelques merveilleuses exceptions près, les super-héros au cinéma sentent vite le Coca-Cola light et la fraise Tagada. Cette récupération n'a pas que la couleur du fric. Elle dissimule mal son objectif d'abêtir davantage des esprits massifiés, fragilisés, écartés de la réflexion et de la prise de décision, collective autant qu'individuelle, via l'imaginaire. A travers le film de super-héros, nous revenons encore trop fréquemment vers l'idéologie dominante simplifiée dont je parlais à l'instant. Une agence (le choix du mot me vient de notre éditeur, Laurent de Sutter), une agence de super-soldats d'élite qui réalisent ce que nous ne voulons pas accomplir, par souci de confort, par paresse ou lâcheté, ou ce que nous croyons être incapables de produire. C'est ça, être trop humain, si l'on en croit Nietzsche. Ce n'est pas une condition à la beauté désespérée, teintée de modestie et d'impuissance, c'est au contraire ne pas être assez autre chose. Le héros, même raté, c'est d'abord un aventurier de la pensée, "un héros de l'esprit" pour paraphraser Tristan Garcia quand il parle du Docteur Strange, dont il envisage la prochaine adaptation au septième art avec perplexité. Une évidence : vous savez, quand vous lisez une bande dessinée de Batman ? C'est une page d'écriture et de peinture, investie de votre puissance d'abstraction, votre désir de projection dans le symbole, votre volonté de méditer le passage à l'acte. Cet être déterminé en proie aux difficultés les plus folles, c'est vous. Au cinéma, c'est trop fréquemment que quelqu'un d'autre abat le boulot à notre place. Au cinéma, Batman, c'est Christian Bale. Ou Ben Affleck. Des vedettes qui nous dépouillent de notre catharsis ou de nos responsabilités. Des gueules qui ont souvent un plus grand temps de présence à l'écran que leur masque. Ou plutôt : des masques cosmétiques plus imposants que la cagoule de la chauve-souris, cagoule nécessaire au partage de cet anonymat collectif, qui nous oblige à nous mettre en quarantaine de notre ego et oublier les superstars qui étouffent le propos de la fable. Batman, c'est une idée, pas un homme providentiel. C'est pourquoi les films les plus réussis dans le genre sont généralement ceux qui révèlent au grand public une nouvelle génération d'acteurs comme ce fut un peu le cas avec certains films consacrés aux X-Men, des quidams, des Christopher Reeve, à tout le moins de jeunes pousses pas encore certifiées banquables, ni déjà trop nimbées de l'aura luciférienne. Exception faite lorsqu'il faut mettre en avant l'aspect luciférien d'un personnage justement, et l'on pensera alors au superbe Tony Stark adapté par Robert Downey, Jr, surtout dans le premier Iron Man de Jon Favreau. On n'admire pas en lui un super-héros. On assiste à la première des fictions, la comédie de soi.

MN : Dans cet ouvrage collectif, c'est Captain America qui vous a été attribué comme sujet d'exploration. Comment s'est fait ce choix ? J'aurais plus misé, vous concernant, sur Superman…

Aurélien Lemant : Ah tiens. J'aimerais beaucoup que vous me disiez pourquoi.

MN : Je vous pensais Superman, et c’est peut-être, j’en suis conscient, parce que c’est mon super-héros préféré. Je ne suis pas déçu de vous voir écrire sur Captain America ! Si je vous associais intuitivement à Superman, c’est pour la dimension onirique de ce héros. Superman vient du rêve, et il reste drapé d’une pureté, d’une espérance. C’est également un héros très discret quand il ne l’est pas. Comme acteur, vous êtes également discret avant de monter sur scène, avant d’assumer pleinement vote rôle une fois sous les feux. Comme écrivain, vous véhiculez une véritable poésie, y compris dans vos essais, poésie plus facilement assimilable à un Superman qu’à un autre super-héros, me semblait-il.

Aurélien Lemant : Ha ! Nous avons tous choisi le personnage sur lequel nous avons écrit. Et l'on retrouvera, je le crois, un peu de l'innocence pas trop consciente d'elle-même de Steven Lambert au sein de son texte sur Superman, un peu de l'exubérance joyeuse/maniaque de Laurent de Sutter avec son portrait de Iron Man, ou le confit entre admiration respectueuse de nos pères et nécessité de prendre nos distances, cher à Pierre Pigot, dans sa charge aimante contre le Professeur X. Et ainsi de suite. Pacôme Thiellement, c'est le Professor Chaos. Captain America est une évidence pour moi. La première vague de super-héros officiels, l'âge d'or, puise certes son origine dans les prolégomènes à la deuxième guerre mondiale, mais Captain America est bien le seul, aujourd'hui encore, à rester lié d'une façon toute inextricable au traumatisme européen, aux camps, aux barbelés, aux miradors, aux planques dans les marécages à quatre heures du matin pour semer les molosses du Reich. Aux gens qui sautent d'un train en marche pour échapper à un contrôle. Ce personnage ne saurait donc être réduit à la bannière U.S. qui l'estampille de la tête au slip (il n'a par exemple jamais "fait" le Vietnam), il est couplé à la Résistance et au renseignement citoyen, ça me parle de ma famille, de ma peur non pas de mourir mais d'être tué. Captain America est donc sans doute en apparence un petit peu plus chevillé à la réalité qu'un Superman. Mais il relève lui aussi de l'onirisme, et doublement, encore ! Parce que c'est un être tant associé au cauchemar de l'Europe (celle des années 2010 ressemble un peu trop à celle des années 1935-40) qu'au rêve américain. Celui de Martin Luther King, à la sauce Americana. Le rêve que je fais encore.

MN : Cette culture populaire semble embrasser largement des dimensions politiques comme des dimensions métaphysiques chez l'homme. Qu'est-ce qui à votre avis, a provoqué cette nécessité d'inventer cette mythologie des temps modernes dans ce XXème siècle ?

Aurélien Lemant : Pour ma part, il est certain que nous n'avons pas à faire à une invention du XXème siècle. Les super-héros sont les actualisations formelles, esthétiques, pour notre temps, avec les outils et moyens de diffusion mis à notre disposition, des mythologies précédentes. On peut sans doute les considérer comme un habile patchwork - corrélatif à l'émergence de la culture pop en effet, et son goût pour tout ce qui est composite, multicolore, ésotérique - des panthéons gréco-romains, égyptiens, du messianisme, du mythe de l'Atlantide, de la commeddia dell'arte, des tall tales de l'Ouest américain et donc du Western, des diverses hypothèses extraterrestres, le tout bouleversé par la lecture du Zarathoustra de Nietzsche à l'âge atomique. Nous n'en aurons jamais fini avec cette nécessité de réactiver les grandes traditions à l'œuvre en nous. Ce que l'on peut se demander, en revanche, c'est : pourquoi ce support-là ? Ce qui pose la question de la bande dessinée. Le livre est un espace où économiquement tout imaginaire devient possible. Y adjoindre des dessins permet de fixer, à la façon des icônes, une intention humaine, et de la concentrer sur des créatures et des actions mémorables. Le mouvement suggéré par la succession des vignettes, c'est nous qui l'ordonnons et le remettons en scène, à l'intérieur de notre cinéma intime. Ces personnages n'auraient pas pu surgir directement à Hollywood. Il leur fallait une origine pauvre, populaire, simple, un support peu encombrant, que l'on peut se procurer au coin de la rue, lire à plusieurs, se prêter, se donner, se revendre, trouver au fond d'une poubelle municipale ou dans le fond d'un vieux grenier.  Un support paradoxalement marquant, coloré, extraordinaire. Des personnes qui nous ressemblent surhumainement, trop surhumainement.
 
MN : Nous voyons également dans cet ouvrage comment les super-héros questionnent le rapport entre le rêve et la réalité, le rêve se situant soit aux origines, soit en ligne de mire. "N'oublie pas que tu viens du rêve et que tu y retourneras", pourrait-il être une façon d'apposer les cendres aux fronts des super-héros ? Ces demi-dieux posent aussi la question du rapport entre une super-puissance et la possibilité de la chute… Les super-héros ont-ils tous une faille ?
 
Aurélien Lemant : Merci pour cette jolie analogie avec le Carême. Si l'on tient compte du fait qu'avant le Mercredi des Cendres, nous avons le Mardi Gras, donc le Carnaval, ce défilé polychrome de personnages costumés et masqués, les super-héros, va nécessairement passer, si je suis votre idée, de la viande de l'incarnation à la dissolution dans le régime du rêve. La mise à mort d'un super-héros (de Captain Marvel à Robin, en passant par Flash), d'un pur point de vue éditorial aussi bien que métaphorique, c'est le moment de se poser la question politique entre toutes : "Et maintenant, que fait-on ?". Puis d'y répondre en passant à l'étape suivante, qui est l'action. Préparer la nouvelle forme sous laquelle va se présenter l'archétype. Qui va venir, à présent, et comment ? Ne voyons pas la mort comme une chute, mais comme une élévation. Les cendres sur le front du pénitent, c'est le signal par lequel on lui annonce qu'il va revenir. Sous une forme autre. Comme redessiner le Aleph sur le front du Golem. Par contre, les super-puissances administratives et policières n'ont jamais appartenu à ce régime onirique, spirituel. Elles ne procèdent ni de l'énergie visionnaire des poètes ni de la sainte folie des enfants, mais d'un fantasme de mort, et par définition de la fabrique aux fantômes. Ces grosses choses épouvantables qui ont atterri sur nos existences comme des Cthulhu tangibles, ces hyper-agences, il ne faut pas qu'elles touchent de trop près à nos fictions. C'est à nous qu'il revient, par nos fictions justement, de les démolir. Le super-héros est à l'origine une arme fantastique parmi d'autres pour ce faire, et non le prolongateur de leur dictature. En termes d'occupation médiatique, le super-héros est bientôt sur le point d'arriver à la sursaturation de son propre espace, et comme toute vague, à la crête succède le crash. Il ne disparaîtra pas pour autant, il se fera plus discret et cèdera la place à son successeur. L'après du surhomme. Je travaille comme tous ceux que ça passionne à comprendre comment participer à la prochaine manifestation des super-héros, leur future forme. Je crains pour ma part que ce ne soit celle d'une religion. Il faudrait, il faut, œuvrer à ce qu'il en soit autrement. Nous avons un compte à régler avant cela avec nos principaux démons : nous-mêmes.

MN : L'avènement des super-héros semble être concomitant à la mondialisation de la politique, des conflits. Sont-ils le moyen de comprendre cette politique, de voir notre monde dans sa globalité, de l'incarner en s'en extrayant ?

Aurélien Lemant : Lire Captain America depuis ses débuts de surhomme patriotique jusqu'à son détachement anarchiste, puis ses prises de position séditieuses, est une excellente méthode pour revoir l'Histoire des Etats-Unis d'Amérique, mais aussi envisager avec sérieux la science-fiction, donc leur avenir. Lire Spider-Man, tel que nous l'explique Dick Tomasovic dans notre ouvrage collectif, c'est une éducation à supporter nos propres échecs. Personnels, bien entendu, mais l'on peut se risquer à penser qu'un tel anti-héros synthétise également en lui les errances d'une société toute entière. Lire Supreme revisité par Alan Moore comme le fait Nicolas Tellop, c'est une réconciliation avec tous nos avatars passés comme à venir, un ars amatoria basculé du côté de l'éternité. Pour tenter d'un peu vous répondre sur la question de la mondialisation, en me tournant vers les textes écrits par Christophe Beney sur Hulk ou Dan Hassler-Forest à propos de Batman, il faut voir avec eux l'ambiguïté à l'œuvre derrière l'emploi que nous faisons du super-héros. Celui-ci est l'un des moyens de comprendre la mondialisation des échanges, de balles comme de poignées de mains, parce qu'il est l'un des moyens de cette mondialisation. L'uniformisation carcérale de la pensée humaine, la monoculture, cette idée que tous les cerveaux tournent sur le même logiciel, est déjà sur le plan culturel une réalité advenue dans le monde dit civilisé. Ce qui peut sauver les super-héros de nous-mêmes, et donc nous d'eux, c'est leur architecture ouverte, leur pulsion de vie. Vous me parliez de faille, et je ne vous ai pas vraiment répondu tout à l'heure. Les super-héros possèdent tous une faille, oui. Celle que nous leur ouvrons en nous. C'est nous qui sommes leur occasion de chute, et non l'inverse. De même manière, ils symbolisent le salut parce que nous l'incarnons pour eux. Ils ne le symbolisent que si nous l'incarnons. C'est ce que nous disent ces femmes à casque et ces hommes à capes. Voilà pourquoi le premier imprimé à voir apparaître Superman s'appelle Action Comics : On est en 2016. C'est maintenant que ça se passe.  Maintenant et partout, dans les rues de France par exemple, avec joie et détermination.


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