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Une fois par an, je hais la musique

Une fois par an, je hais la musique

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Je possède un étrange mécanisme de défense qui consiste à prendre le contre-pied systématique de la masse, surtout quand le mouvement de celle-ci est guidé par un État qui ne cultive jamais aussi bien la paix que lorsqu’il mute ses citoyens en consommateurs. C’est ainsi, par exemple, que la Saint Valentin provoque en moi un rejet de toute bonne attention de la part de l’être aimé, des sarcasmes devant les fleurs offertes, et une certaine nausée face au menu du restaurant. Rien que l’idée de me retrouver à coudoyer des amoureux en étant censé être leur semblable me donne une certaine nostalgie du célibat, voire un désir ancré de divorce. Être le semblable de tous les autres. Ni plus ni moins. En l’occurrence, je choisis le moins pour être sûr de me distinguer. Moins amoureuse. Refusant la surenchère de ceux qui se tiennent par la main en mangeant de l’autre, de ceux qui se mangent des yeux dans un commerce érotique guidé par le calendrier étatique.

Bon mais ce n’est pas de Saint Valentin qu’il s’agit mais du 21 juin, jour de la fête de la musique, (et surtout le jour de la fête de Raouldebourge). Ce jour de l’été où je croise les doigts pour que Jupiter fasse éclater sa colère sous forme d’orage en pleine nuit, pour espérer dormir avec sérénité plusieurs heures d’affilée. Ce n’est pas aussi redoutable qu’une finale Algérie-France avec l’Algérie championne, mais étant donné la fréquence annuelle de la fameuse « fête de la musique », on peut en toute légitimité nourrir une profonde exaspération par avance. Voir toute l’agglomération se ruer vers la ville pour s’agglutiner dans les hyper-centres, parce que quelqu’un leur a dit que c’était aujourd’hui, est complètement déroutant. C’est comme les soldes de la musique, ou plus exactement de la fête. Car ce que l’on fête surtout, c’est la fête. On ne pouvait pas appeler ça « fête de la fête », on a donc collé « de la musique » pour y glisser une caution culturelle, une justification culturelle, une justification pour déverser l’argent du ministère. N’empêche que toute l’agglo va piétiner ferme un gros verre en plastique rempli de 50 cl de mauvaise bière dans une longue rue devenue forcément piétonne, contrainte à entendre tous les 50 mètres un mauvais son qui viendra engourdir les cerveaux épuisés. On ne les reprendra pas deux fois à faire la fête. C’est épuisant ! Bien plus que n’importe quelle manif d’ailleurs. Ceux qui sortent le 21 juin resteront au chaud chez eux le reste de l’année. Soyons-en sûrs.

L’aspect agaçant de ces événements d’État voire mondiaux, ces jours institués pour telle ou telle occasion : Saint Valentin, fête de la musique, fête de la nature, fête de la diversité, de la biodiversité, halloween, … résident dans un excès de convention et dans une épuration de la tradition. L’aspect « fabriqué » de ces événements est absolument écœurant. Et le plus écœurant est de se rendre compte que toute posture n’est que posture vis-à-vis de cet événement décidé. Si je déteste la fête de la musique, c’est déjà que cette fête m’a piégée. L’opposition devient donc dès lors tout aussi ridicule que l’adhésion moutonnière de la masse. On peut même discerner un esprit mouton dans l’attitude de rebelle dans laquelle je me réfugie. La prise de tête est le symptôme du piège refermé. Dès lors comment véritablement s’échapper ? Comment sortir du piège, s’en extraire ? Il n’y a plus un seul endroit qui échappe à cette logique de calendrier. Les marges du monde imitent le centre depuis bien longtemps, les campagnes suivent Paris en la caricaturant sans le savoir. Et je ne vais tout de même pas sauter du troisième étage pour parvenir à m’extraire de cette société de consommateurs de tout : d’événements, de conscience, de culture, d’ego, de vide…

Non, je peux encore participer pour précipiter la chute. Être un trouble-fête en faisant la fête, voilà bien comment participer en s’extrayant. Gâcher la fête en y prenant part. Réclamer que Conchita Wurst ramène sa Barbe à Barbès pour énerver les locaux, que Marie Myriam chante en boucle sa chanson « l’enfant et l’oiseau » dans les hauts parleurs du stade de France pour que se taisent les hymnes nationaux, que tout le shows biz chante « à la queue le leu » derrière Jack Lang, Filipetti, Philippe Katerine et Bézu… Et chanter à tue-tête avec des boules quies bien enfoncées dans les orifices auriculaires : « Le jour du 14 juillet, je reste dans mon lit douillet, la musique qui marche au pas, cela ne me regarde pas. » Tout le monde me dit « chut ! » avec un doigt sur un cul de poule. Sauf Jack Lang bien entendu. Je ne fais pourtant de mal à personne en chantant Brassens le jour de la fête de la musique. Mais la masse n’aime pas qu’on lui gâche la fête.


Le Sud, lieu mythique puis de désenchantement de Victor Erice
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Jorge Luis Borges à l’écran argentin
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Greg Reynaert, L'homme d'un autre endroit
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