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Corrida, communion

Corrida, communion

Par  

À Hadrien 

 

La corrida est un condensé somptuaire du drame, pour l’homme, d’exister. Celui qui le saisit, celui qui par cette signifiance est saisi, se reconnaît aux larmes qu’il lui arrive de verser, quand la mystérieuse beauté de cette tragédie de quinze minutes, toute de rouge et de noir, l’envahit assez pour qu’il touche en lui-même sa propre mortalité, et qu’il pressente au moins quelque chose d’immortel en lui qu’il ne s’explique pas. La beauté fait souvent cet effet. Celui-ci est d’autant plus difficile à définir qu’il précède toujours la raison ; et que celle-ci ne fait que balbutier après lui, au risque, souvent, de tarir ce « je ne sais quoi » qui s’est ouvert, délivrant cette émotion, naturelle mais rare. La corrida éveille l’homme à sa propre immortalité ou, du moins, au sentiment de celle-ci. Il y a probablement un malentendu à ne faire que traquer des yeux les perfections et les imperfections techniques. La vérité est que, comme le dit Lorca, le « duende », ce génie inspiré par la mort affleurante, peut surgir quelquefois malgré – et même par – des gestes objectivement imparfaits. L’appréhension du geste dans son objectivité technique fait manquer le niveau de réalité où se trouve la beauté. Sous ce rapport, il en va comme en musique. L’expressivité n’est pas fonction de la technicité ; et c’est un lieu commun de le dire, mais disons-le : la simplicité exprime davantage que la complication ou la démonstration. La « ligazón », si elle est cette continuité des passes qui est la marque de la plus grande maîtrise, est aussi et d’abord, semble-t-il, un « seul à seul » assumé, un affrontement, où les phrases du toreo s’agencent, dans une improvisation qui demande surtout de l’amour et du courage. Et c’est cela d’abord qui émeut celui qui voit la corrida pour ce qu’elle est. Je parle, tu parles, je te réponds… Le toreo lié est un dialogue, au sein duquel aucun intermédiaire humain, aucune pensée encombrante, aucune arrière-pensée insincère, aucun mensonge ne s’immiscent. Des gradins, absorbés, nous observons une solitude devant une autre solitude ; un danger devant un autre danger… – spectacle auquel il est impossible de s’intéresser sans s’identifier à cette solitude humaine qui se tient debout, avec ses modestes appâts et ses modestes apparats : chétive condition face au danger mortel, rencontré, puis fui, puis appelé, plus ou moins frôlé… Et l’on se dit que l’homme n’existe jamais autant qu’en ces minutes où sa condition très relative se tient comme un absolu : j’existe, oui, moi j’existe, bien que je ne sois rien, et bien que le toro puisse me déchirer l’aine, me faire voler comme Nimeño… Héros de papier dont la grandeur virtuelle croit de toutes ses forces pouvoir compenser l’absurde contingence ! Le torero fait l’épreuve de ce que son existence a de plus nécessaire et de plus contingent à la fois. Quelle dérision ! Quel ridicule que de se jouer ainsi la vie… Mais ce spectacle est-il si gratuit ? Est-il si dépourvu de raison d’être, à l’heure du confort et de l’assurance « tout-risque » ? Ne rappelle-t-il pas à tous que notre vulnérabilité de toujours demande une bravoure, elle aussi de toujours ? Créatures sensibles et pensantes, plus exposées qu’aucune autre à la souffrance parmi la création, n’avons-nous pas besoin qu’on nous rappelle ce que nous avons si fortement tendance à oublier : ce que nous sommes ? Nous qui nous oublions si volontiers par tous les anesthésiants que donne l’illusoire opulence, qui fait oublier jusqu’à la mort… La corrida rappelle la mort à qui l’oublie, mais rappelle aussi combien l’homme continue tout de même d’avoir son mot à dire à cette mort qui l’interroge aux heures graves. Affirmation de la vie, en un face à face au milieu de l’écrin tauromachique ; tout y est beau : le centre et ses entours, le duel et les mille codes qui en font les conditions, la musique, le paseo, les chasubles brodées d’or, le decorum de roses impérissables, comme pour entourer la putride odeur de mort de l’or, du rose, des roses… – quintessence espagnole des plus hautes valeurs de la vie terrestre ! La mort n’est belle que par la vie, comme l’obscurité d’un tableau aux couleurs éclatantes. Et la vie même y gagne : elle s’intensifie, se concentre ; elle est comme forcée de déployer tout son génie, de le distiller. Plus la mort est proche, plus la médiocrité – mélange imbuvable de vie et de mort – est à proscrire. La mort exhorte la vie à l’excellence, non dans ce qu’elle a de superflu mais d’essentiel. « L’heure est grave », comme on dit. Il y a durant les minutes du combat un moment à la fois bref et comme suspendu dans le cours habituel du temps, durant lequel « on ne rigole pas ». La corrida rappelle l’homme à ce sérieux-là. Et il est bien certain que celui qui en capte quelque chose ne peut l’oublier aussitôt qu’il retourne à ses occupations privées ou publiques. Attention : le torero donne, plus qu’il ne s’en doute, le spectacle d’une sagesse, une sagesse de vie et d’action, faite de « phronesis », de témérité maîtrisée, de cette arrogance qu’il faut pour exister par et malgré les lois implacables du Réel. Le combattant en combattant fait œuvre d’artiste ; il se joue quand il est virtuose, ou qu’il se sent « a gusto », comme il arrive à chacun de s’étonner parfois de ses propres gestes, lorsque ceux-ci devancent sa propre pensée calculante. Mais quelle est donc cette hormone qui inspire à l’homme un tel culot de vivre ? « Olé ! » Et tout cela en public, qui plus est ; pied de nez chaque fois initiatique à la mort entrant dans l’arène. En signant ses contrats, le torero lui donne régulièrement rendez-vous, pour s’y mesurer. Sait-il ce qu’il fait ? Sans doute, non. Sa volonté met son bon sens à l’épreuve. Toujours devancé par lui-même, le torero vit plus qu’un autre cet écart entre le rêve de lui-même et ce qu’il est quand il signe ; il se fait une blague : Et ça, tu peux le faire ? Il se tente lui-même, se tend au-dessus de lui-même. Et son arrogance se démultiplie par la présence des spectateurs, pris à témoin : Eh bien, voilà ! Je ne vaux probablement pas mieux que vous ; mais moi je suis face au toro ; et je l’ai voulu ! Plutôt que l’arrogance, c’est sa générosité qu’il faut saluer. Car le spectateur pourrait répondre : Allez, on sait que tu as peur ; on est là pour te soutenir, pour t’aider à assumer ta folie… Nous sommes avec toi. D’ailleurs, nous aussi nous avons besoin de courage ; nous ne sommes pas toujours spectateurs ; nous avons nos volteretas, nos ignobles cornadas… Le spectateur idéal est sans doute celui qui pénètre jusque-là dans la solitude du torero ; car cette solitude est poreuse ; elle est un spectacle qui s’offre à l’humanité, au lot commun, comme une source d’inspiration morale ouverte à tous. Le torero torée pour ses semblables. La corrida est communion, « Mitleid », souffrir, avoir peur, admirer… mais ensemble.


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