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La tyrannie des ânes

La tyrannie des ânes

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La langue est vivante, et c’est pourquoi elle peut mourir. Ce qui se développe en elle peut être sa propre vitalité, mais cela peut être aussi son cancer. Or l’idéologie est le cancer de notre langue.

L’idéologie qui s’attaque à notre langue est la même que celle qui, depuis quelques décennies, s’attaque à tous les fondements de notre civilisation : j’ai nommé l’égalitarisme. Un égalitarisme qui considère que puisque toute discrimination s’appuie sur des différences, il suffit de nier les différences pour les abolir et, du même coup, en finir avec les discriminations.

L’orthographe est différence. L’indifférence orthographique n’est pas juste une erreur, elle est une faute. L’usage de parler de « faute d’orthographe » renvoie au fait que les mots sont faits pour exprimer la pensée. Se moquer de l’orthographe, ou ne pas s’en soucier assez, est une faute au regard des exigences de la pensée. « Travailler à bien penser, écrit Pascal, voilà le principe de la morale ». Dans sa lutte contre toute différence discriminante, le politique voit dans cette réforme ce qu’elle n’a pas l’intention d’être : une manière de supprimer l’inégalité entre celui qui sait écrire et celui qui ne sait pas.

L’orthographe est mémoire : Les bizarreries orthographiques témoignent que les mots ont une histoire. Ainsi le nénuphar s’orthographiait nénufar jusqu’en 1932, et c’est bien ainsi que Proust l’écrit dans Du côté de chez Swan. Mais comme il se dit nymphéa en latin, l’Académie a cru bon en 1935 de consacrer cette graphie nénuphar qui correspond au latin médiéval1. Mais peu importe de la pertinence du changement si l’idéologie qui la sous-tend est mauvaise.

Cette idéologie ne lutte pas seulement contre toute différence, mais aussi contre toute mémoire.

La mémoire nous protège pourtant contre la tyrannie du présent, contre cette tentation de tous les pouvoirs de nous faire croire que l’histoire s’achève avec eux ou du moins qu’ils en connaissent le sens. La mémoire nous dit que le présent n’est pas la clôture du passé, ni son sommet, mais un héritage que l’on transmet. Abolir la mémoire, c’est réduire le présent à quelque chose d’éphémère et d’arbitraire, à tel point qu’il va nous sembler arbitraire de ne pas écrire « éfémère » et éphémère d’écrire « arbitraire » et non pas « arbitrère ».

Les arguments en faveur de la « réforme » en montre bien les ressorts. « La langue a toujours évolué »… oui, par l’usage, ou par les écrivains eux-mêmes, comme Voltaire que nous a habitué à remplacer les « oi » par des « ai ». Mais jamais par les politiques, dont ce n’est pas le métier. La langue est une réalité sociale avant d’être politique. L’erreur présente du politique est de croire que le social est sa production, et cette erreur déjà flagrante à propos de l’institution matrimoniale poursuit ses effets ici.

« Cela augmentera le niveau en orthographe ! »… De la même façon que si l’on diminue la longueur officielle du mètre on battra plus facilement le record du cent mètres…

Puisqu’il s’agit de tout mettre au même niveau, autant choisir le niveau le plus bas.

Il n’est pourtant même pas certain que l’argument de la simplification soit si juste. Car il va encore falloir apprendre ce qui est simplifié et ce qui ne l’est pas : On va écrire « gout » mais « même » et si le « cout » peut perdre son accent il en ira autrement de « pêche ». Même si « portemonnaie » perd son tiret, « cure-dent » le garde.

Il n’est donc même pas certain que la simplicité y gagnera ce que notre langue s’apprête à perdre.

Ici encore, le politique provoque une levée de bouclier parce qu’il n’est pas dans son rôle. Manifestement incompétent dans les domaines où on l’attend, comme le chômage ou la compétitivité des entreprises, il se montre encore nuisible jusque dans cette réforme pourtant pas totalement absurde mais qui n’est pas de sa compétence. C’est que, là encore, il introduit cette idéologie de l’indifférenciation qui nous a valu la « loi Taubira ». Or même en orthographe il restera toujours une norme, et cette norme établira une discrimination entre ceux qui sauront s’y soumettre et ceux qui ne sauront pas.

Et pendant ce temps, la tyrannie des ânes se poursuit.

1 Alain Rey, Dictionnaire Historique de la Langue Française, art. Nénuphar


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