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Iran, le pays des Roses noires – 20 mai 2015

Iran, le pays des Roses noires – 20 mai 2015

Par  

Carnet de bord de Luc Le Garsmeur en voyage en Iran – Jour 5

Mercredi 20 mai, Qom et Kâchân

 

Ce matin, Roham a peiné à se lever; et comme j’étais sous la douche, je ne l’ai ni remercié ni même salué. Lui, en revanche, est parti sans s’être lavé. Au terminâl-e Djonoub, nous montons dans un autocar pour Qom, ville des mollahs, seconde ville sainte d’Iran. Les sanctuaires chiites de Nadjaf et Kerbala sont à l’Irak, tandis que Machhad, près de la frontière du Turkménistan, abrite l’emâmzadeh "mausolée" de Rezâ, le huitième emâm, et Qom le sanctuaire Hazrat-e Masumeh, tombeau de Fatemeh, soeur du précédent. À peine descendus de l’autocar, au bout d’une heure et demie de route, un très jeune homme, Amir, nous offre une bouteille d’eau avant de retourner quérir trois gobelets. Il nous déclare que nous sommes ses invités et nous emmène au Sanctuaire. Le tombeau de Fatemeh (morte au IXe siècle de l’ère chrétienne) a été construit sous Châh Abbas Ier et ses successeurs séfévides, car les sanctuaires chiites de Nadjaf et Kerbala étaient alors sous souveraineté ottomane. Deux dômes, des minarets ciselés et de nombreuses cours composent le mausolée auquel un monarque qâjâr (de cette dynastie qui précéda les Pahlavis) ajouta une coupole dorée. L’ensemble est proprement somptueux, et contraste avec la rudesse et le délabrement de la ville, qui semble alterner continûment entre pisé et néons. Dans la cour des ablutions, de hauts médaillons sont frappés des noms d’Allah, Mahomet, Ali, Hassan, Hussein et Fatemeh. Le chiisme duodécimain est l’exact opposé du wahhabisme en ce qu’il multiplie les vénérations. Jaffar, le Hazara ami d’Amir, nous parlera de plusieurs dizaines de milliers de prophètes, parmi lesquels Issa"Jésus". Amir, dans le sanctuaire, a dû batailler avec plusieurs gardiens pour nous laisser entrer. Il est vrai que nous n’avons prétendu qu’aux cours, non à la salle de prière. Malheureusement, la bibliothèque que le Curé de Téhéran nous avait recommandée pour ses corans anciens ferme à midi. De toute façon, il nous aurait fallu une autorisation écrite, et pas signée d’un prêtre!

 

L’afghan

Amir et Jaffar (qui l’écrit avec deux "f", dit-il, pour se singulariser - comme si tout le monde s’appelait Jafar, nom de l’un des douze emâms) nous emmènent dans un restaurant improbable. C’est une grande salle vide et vitrée dans une ruelle de terre défoncée à quoi la seule boîte aux aumônes voisine - jaune et bleue - ajoute une touche de couleur. La salle est peinte en blanc et de vastes et hauts sièges entourent des tables en verre. Tous semblent déçus que nous ne passions pas la nuit à Qom, mais à Kâchân. Amir, dont l’anglais est résiduel, demande si nous avons déjà goûté la véritable cuisine iranienne, et nous fait servir le riz blanc biquotidien semé de quelques grains ensafranés. Je ne touche à aucun fruit ni aucun légume, à l’exception de la tomate braisée, et repousse le dough, ce yaourt mêlé d’eau et d’herbes. En revanche, Marc comme moi sommes devenu des adeptes de la "bière islamique" Delster ou HeyDay, maltée comme l’original, et qui - quand elle n’est pas parfumée au citron ou aux fruits tropicaux - ressemble beaucoup à l’original. Jaffar nous raconte à table que ses parents ont fui l’Afghanistan à cause de la guerre, deux ans avant sa naissance. Mais 1994 et 1995 sont postérieures à l’invasion soviétique et antérieures à l’invasion américaine. Il doit s’agir de la guerre civile entre les seigneurs de la guerre; je ne me souviens plus de la date de la prise de Kaboul par les taliban. À Qom, il étudie une langue anglaise qu’il parle fort bien, mais ne sait que faire de son diplôme futur car il semble que selon la loi de la République islamique il n’ait pas hérité la qualité parentale de réfugié. Pour autant, le ius solis étant visiblement inexistant en Iran, il ne sera pas naturalisé et devra même quitter le pays; il ne connaît pas l’Afghanistan.

 

Distillation de l'eau de rose, Kâchân

 

L’imam occulté et Lara Fabian

Après le déjeuner, alors que nous voulions gagner Kâchân, Amir nous propose de gravir une éminence ceinte par une mosquée. Le prophétaillon local n’y est pas enterré, mais il y a prié. Sur le chemin, nous faisons halte dans une contruction de bois en pétales ou écailles, sans plafond, mais surmontée du drapeau rouge des chohada. Il s’agit d’une tombe du Soldat inconnu de la guerre contre l’Irak. Nous nous y photographions tous les quatre, et Jaffar, que j’interroge, nous explique que les jetons de terre sèche déjà vus dans la Grande mosquée du bazar de Téhéran servent à valider ("compter") la prière. De fait, le front du pieux musulman prosterné ne touche pas le tapis ni rien d’autre fait de main d’homme (encore qu’après tout notre disque ait été moulé, avec de la terre de Kerbala), mais la terre, ce jeton, voire la pierre nue.

 

Khan-e Abbâsi, Kâchân

 

Au sommet, nous entrons dans la mosquée et voyons l’anfractuosité maçonnée où priait le saint homme. Une cloison de plexiglas permet aux femmes de se recueillir de même, de l’autre côté. Le portrait de l’ayatollah Ruhollah Khomeiny et celui du guide suprême Ali Khamenei sont pendus au mur septentrional de la grand-salle. Jaffar évoque la figure de Jésus dans le chiisme, décrivant une sorte de parousie. Il m’interroge sur le lien entre les hypostases; entre le Père et le Fils surtout, et heureusement, parce que j’aurais peiné à définir le Saint-Esprit. J’insiste sur l’unicité divine dans le christianisme, la Trinité, le culte de dulie rendu aux saints - notamment saint Luc - et j’évoque le calendrier liturgique. Amir, contrairement à Jaffar, me semble très pieux, et je le soupçonne d’étudier dans une medersa "école coranique". Aussi suis-je surpris qu’il ne m’interroge pas. De mon côté, je garde pour moi mes questions sur le Dawwal (proche de l’Antéchrist), le rôle exact de Jésus qui - je crois - aide à le vaincre, les Impeccables, l’ensemble de l’eschatologie chiite. Je n’ai pas encore pensé depuis mon arrivée à demander s’il est vrai que Mashaie (qui fut conseiller d’Ahmadinedjad) fit construire sur deniers publics une route pour l’usage exclusif du Mahdi, le douzième emâm, l’imam occulté, lors de son retour sur la Terre ou à la visibilité. Au sommet, d’où nous apercevons la ville, les monts bruns et quelques mollahs en contrebas, en longue robe immaculée, tunique (ou cape) étroite noire (ou moka) et turban blanc, quelques gouttes tombent. Comme à Darband, Marc et moi nous apprêtons à redescendre. Mais Amir et Jaffar ne semblent nullement inquiets, plutôt enchantés car la région est très aride. Nous plaisantons tous les quatre sur la venue légendaire des deux étrangers qui firent tomber la pluie pour la première fois depuis des temps immémoriaux. Tradition française oblige, cf. ce président Hollande inconnu des Iraniens qui, par ailleurs, détestent son prédécesseur. Mais il est temps de redescendre. Dans le taxi, qu’on nous laissera enfin payer, Amir, le chiite dévot, nous fait écouter sa musique favorite: les chansons de Lara Fabian. Voilà donc deux catholiques romains traversant la ville des ayatollahs dans une Peugeot canari, et traduisant en anglais une chanson érotique à un futur mollah et son ami immigré afghan. Cela vaut son pesant de pistaches…

 

Imaginaire persan, imaginaire occidental, Kâchân

 

Qom et ses coupoles m’évoque La Guerre des étoiles

Le pauvre Amir s’est fait alpaguer au terminal par six ou sept chauffeurs de taxi qui lui reprochèrent de nous conduire à l’otobus. De même, à Kâchân, nous avons peiné à nous défaire de celui qui nous trouva le premier. Nous n’avons même pas pu appeler les hôtels recommandés par notre guide ou l’Ungaro-Iranienne, il les a tous prétendus complets. Du reste, il n’en a pas nécessairement menti : nous l’avons vu passer des coups de téléphone ou interroger la réceptionniste du premier hôtel, et la fin de semaine débute ici ce tchahârchambe "mercredi" soir C’est finalement le Saya qui nous accueille. Mais j’y confonds la chambre n° 49  et celle qui porte le n° 67 car sur notre clef le 9 est iranien et non français.

De même que Qom et ses coupoles - les plus récentes y semblent faites d’aluminium - le Sud-Ouest de Kâchân - contructions basses de terre unie et lisse, tours à vent - m’évoque La Guerre des étoiles. En revanche, c’est davantage le baroque, voire le rococo que rappellent les hôtels particuliers, voire petits palais, que sont khan-e Tabatabâi et khan-e Abbasi. Les maisons traditionnelles Boroudjerdi et Améri étaient malheureusement déjà fermées. Et le guide ni les panneaux (en anglais) ne mentionnaient une quelconque maison des Bakhtiari (la famille du premier ministre Chapour Bakhtiar sous le Châh?) sur laquelle il me faudra me documenter. La maison des Abbâs est constituée de trois étages très ouverts aux dimensions croissantes, pour accroître l’impression d’espace. Les arcades du patio sont ogivales, et, entre les fenêtres, les pans de mur en stuc arborent le moulage de rinceaux. Tout est ouvert, "plus léger et plus soluble dans l’air"; du gazon ou du bassin jusqu’à la badgir "tour à vent" que l’on aperçoit à l’arrière-plan. Et au soleil déclinant, ce palais indien paraît hésiter entre des reflets roses et des nuances beige. La maison Tabatabâi est plus élaborée. Constituée de deux étages de mêmes dimensions, elle est aussi pourvue d’un long bassin. Le haut des colonnes esquisse les contours d’un chapiteau et l’architecte s’est moins soucié ici d’amplifier le volume général que la profondeur de la façade. Les métopes sont plus ouvragés, des médaillons représentant des scènes de chasse parsèment les salles, dont l’une, privée de plafond, offre au visiteur le disque azuréen pour couvre-chef.

 

Hazrat-e Masumeh, Qom

 

Une mosquée du XIXe siècle darde vers le ciel deux courts minarets turquoise émaillés comme de la faïence et ludiques comme le dessin animé Aladin. Un toit cônique les complète; il semble devoir en sortir le son d’un grelot ou d’un xylophone… La restauration du hammam-e sultan Mir-Ahmad (en persan, la particule e introduit le complément du nom ou l’adjectif) a rétabli le sarough originel, plâtre dans la composition duquel il entre du lait, du blanc d’œuf, de la farine et du citron. À l’extérieur, un délicat pilastre figure l’hallali d’une biche; à l’intérieur, une affiche représente une fillette en tchâdor "tente" au-dessus de l’avertissement suivant: "Observing islamic veil is the law in our country. Respect the law." Du sommet de l’édifice des bains, le regard porte sur cette oasis couleur terre de Sienne et les montagnes à l’arrière-plan. Lissé par la main de l’homme et caressé par le vent, le pisé - si c’en est - prend l’onctuosité du cacao. Plus loin, le sanctuaire Châhzadeh-ye Ibrahim est une grange en pâte à modeler où se bouffit un quart de coupole bleu de ciel.  Le toit du hammam est quant à lui bosselé de cheminées de brique ajourées de verre. À l’intérieur, les voûtes fortement bombées sont percées d’oculi et carrelées de motifs géométriques indigo, turquoise et blancs; aux murs, des stucs polychromes; au sol et aux plintes, des Vasarely bidimensionnels.

 

Paradis préfiguré par le jardin persan

Le bagh "jardin" de Fin a été dessiné pour Châh Abbas Ier, premier monarque séfévide, et récemment classé dans la liste du Patrimoine mondial de l’humanité. Il est clos - comme le behecht  "paradis" que tout jardin persan figure et préfigure - et ne doit fermer qu’à la nuit tombée; nous maudissons le gardien très en avance. Le moyen d’escalader des murailles hautes de cinq mètres, protégées de-ci de-là par des caméras, dans un quartier assez conservateur pour doter quelques maisons de deux sonnettes distinctes (selon le sexe du visiteur) ou encore pour apposer ce que je crois être le logo du Hezbollah? En guise de consolation, à une terrasse voisine, nous buvons du thé en fumant la qaliân "pipe à eau", tandis qu’un petit garçon substitué au muezzin babille que Dieu est grand au micro de la mosquée contiguë.

 

PHOTO Plafond du pavillon dans le jardin de Fin, Kâchân

 

Nous n’avons jamais encore lancé Dar baste! "Porte fermée!" à un chauffeur de taxi pour privatiser sa voiture le temps de la course. De celui qui doit nous mener dîner s’approchent un homme et une femme qui s’embrassent auprès de nous. Il a fait de son mieux, elle a fait le plus. Ce sont une silhouette élancée, un bouquet de roses et un ours en peluche rouge qui s’assoient à côté du chauffeur. La jeune Perse est un archétype: les cheveux vraiment noirs, la peau très blanche, les lèvres trop rouges. Le visage est émacié et le nez aquilin. Elle est adorable. Et elle vit dans un faubourg aux ruelles non damées.

Le dîner dans un grand hôtel est un peu impersonnel, dans un khan calqué sur un riyad. Je ne comprends pas que la garniture est un sus, et ne reçois qu’un bol de lentilles au veau que j’arrose d’une HeyDay, aussi maltée qu’une bière mais sans alcool. Au retour, nous apercevons nos premières pistaches, de quantité de variétés. Un jeune homme nous aborde. Il se dit "tourist-hunter", mais ne se montre nullement insistant. Il explique qu’il voudrait changer sa carte d’identité contre la mienne, qu’il peine à séduire - le mot qu’il emploie en anglais est bien plus explicite - les Iraniennes et qu’il préfère de toute façon les blondes Américaines. Je lui vante la beauté de ses compatriotes, il me rétorque que l’on veut toujours ce que l’on n’a pas. Je ne m’étonne pas qu’un homme de moins de trente ans, n’importe où dans le monde, se soucie d’agir et d’aimer; mais je ne peux m’empêcher de me demander si la double frustration symétrique n’est pas largement répandue dans ce pays-ci.


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