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Iran, le pays des Roses noires – 21 mai 2015

Iran, le pays des Roses noires – 21 mai 2015

Par  

Carnet de bord de Luc Le Garsmeur en voyage en Iran – Jour 6

Jeudi 21 mai, Ispahan


Un paquet d’américaines bas de gamme coûte de 2 000 - soixante ou soixante-cinq centimes d’euro - à 4 500 tomans, une petite bouteille d’eau 500 tomans, sa grande sœur (que j’appelle âb-e bozorg "grande eau", ne sachant comment dire "bouteille") 1 000 (800 à l’une des gares routières de Chiraz). Pour une course en taxi d’un quart d’heure, ce sont 12 000 tomans, mais 10 000 à Kâchân ou Qom. Je ne comprends toujours rien par ailleurs au code écrit du persan. Je ne connais que quelques lettres, et leur variation selon la place dans la phrase et le mot ne me permet pas même de les isoler. En prononciation, je comprends que le chich d’Espahan est le chech "six" de Téhéran. Et j’entends bien que si l’initiale de qalyan "pipe à eau" ressemble plus à notre [k] qu’à ce que je crois être la vélaire de l’arabe, prononcée le plus à l’arrière du palais possible, il n’en faut pas moins reculer un peu son lieu d’articulation. Amir, à Qom, n’a-t-il pas ri de la paronymie de cette ville sainte avec celle qui se trouve en Italie ? Je sais aussi de nouveaux mots: markaz "le centre", meidân "la place" (comme celle de Kiev?), khiâbân "la rue", kutcheh "la ruelle", muzeh "le musée", pol "le pont", bandar (cf. Bandar Abbas) "le port", mostaqim "tout droit", dast-e râst "à droite", dast-e tchap "à gauche". Dommage que je n’aie pas de liste de verbes imprimée; car apparemment, l’indicatif présent est formé comme ceci, verbe à l’infinitif + indicatif présent de l’auxiliaire être: man … balad nistam "je ne parle pas…". Littéralement, "je-ne-suis-pas-parler". Le persan est en tout cas une langue SOV (sujet-objet-verbe), alors que le français est une langue SVO.

Le 10e arrondissement de Paris me poursuit jusqu’ici

À Ispahan, nous sommes reçus à la maison Paul Bejan, des lazaristes. Le 10e arrondissement de Paris me poursuit jusqu’ici puisque saint Vincent de Paul, qui fonda les prêtres de la Mission et les filles de la Charité, demeure le patron du lieu. Et mon studio parisien se trouve à la limite intérieure de la parcelle des filles de la Charité. La demeure, aujourd’hui maison d’accueil, est ceinte d’un agréable parc semé de massifs de roses. De très nombreuses écoles ont fermé à la suite de la Révolution islamique, pour céder leurs locaux à des écoles publiques. Nombre de clercs ont dû partir. Aujourd’hui, il n’y a plus de prêtre catholique romain à Ispahan, et seules deux filles de la Charité y habitent encore. Elles sont respectivement autrichienne et italienne, et l’une au moins se rend encore régulièrement à la léproserie de Tabriz, à douze heures d’autocar. Dans le couloir où se trouvent nos chambres, de très nombreuses photographies attestent l’ampleur de l’activité éducative de l’Église - et en particulier de clercs français - jusque dans les années 1970. Sous le régime actuel, la conversion vaut la peine de mort; sans doute pour le missionnaire comme pour le converti.

Ya Âli ! Ya Issâ !

Gouvernée successivement par les Bouyides, les Kakoyides, les Seldjoukides et les Mongols (Tamerlan en massacra la population en 1388), Ispahan fut préférée en 1598 comme capitale de la Perse par Châh Abbâs, premier souverain séfévide. De fait, Tabriz et Qazvin se trouvaient trop proches de l’Empire ottoman. Châh Abbâs Ier retint le plan actuel, avec pour épicentre la meydân-e Châh "place Royale".

Notre première visite à Ispahan, nesf-e djahân "moitié du monde" va au palais Tchehel Sotoun "des Quarante colonnes". Nous croyons d’abord le trouver dans l’hôtel du gouverneur d’Ispahan, dont le gardien nous renseigne avec aménité avant de nous lancer Ya Âli! "Vive Ali!". Aux grilles sont fixées des panneaux jaunes portant des versets de l’"Alcoran", comme l’écrit Montesquieu qui ignore le déterminant en arabe. La traduction anglaise me semble parfois défaillante, mais c’est une impression que j’ai souvent aussi dans des traductions françaises. L’ensemble paraît exclusivement normatif, comminatoire; tautologique ou apophatique selon le verset. Je dois en avoir à présent trois versions françaises, dont la traduction de Kazimirski, et je renâcle toujours à m’y plonger. Je suis bien plus intéressé par ce Qu’est-ce que le chiisme? que Mohammad Ali Amir Moezzi et Christian Jambet ont publié il y a quelques mois au Cerf. Ils y exposent la succession belligène de Mahomet, le rôle d’Ali, les Douze impeccables, l’eschatologie, l’ésotérique de l’exotérique, etc. De quoi "chiisme" est-il le nom? D’une résurgence de la gnose - comme dans nombre d’hérésies (chrétiennes) - ou des religions à mystères (Éleusis, Cybèle)? D’une dichotomie fondamentale (entre halal "licite" et haram "illicite") dans la région du monde où ont fleuri le mazdéisme, le zoroastrisme, le mithraïsme, le manichéisme, le yézidisme, etc.? D’un mysticisme renouvelé dans le pays voisin de la Turquie soufie (laquelle est quasiment réduite à Konya)? D’un syncrétisme entre le Croissant fertile, la steppe, l'Arabie heureuse et les Indes? Le chiisme m’apparaît comme le légitimisme de l’islam, tandis que le sunnisme en serait l’orléanisme et le kharidjisme le républicanisme. La nature, le pouvoir ou la vertu. J’ai en tout cas manqué d’à propos (et de connaissance de l’anglais), car à ce brave homme j’aurais pu répondre en souriant Ya Issâ! "Vive Jésus!".

Fresque du palais de Tchehel Sotoun, Ispahan 1

Le jardin persan est littéralement un microcosme

Le jardin persan est littéralement un microcosme, clos et contenant les quatre éléments zoroastriens. Tchehel Sotoun est d’abord un enchantement par son adéquation au parc. Jusque dans sa forme de quadrilatère et son nom: les colonnes d’un péristyle sans solution de continuité avec les appartements sont des fûts d’une essence dominante tout autour. Une piscine au sommet des quelques marches correspond avec le long bassin qui joint le palais au portail. Le ciel du palais égale l’air en beauté. Des fresques couvrent des dizaines de mètres carrés, jusqu'aux plinthes. Les victoires des Séfévides, contre les Turkmènes ou les Moghols, sont représentées dans un style épique qui ne se départ jamais d’une certaine naïveté. Les couleurs sont éclatantes, y compris le rouge, si souvent déficitaire en terre d’islam. Des médaillons - des muqarnas jusques à la hauteur d’un homme - représentent chacun une scène différente, sur les motifs communs du repos, de la femme alanguie, du vin. À l’extérieur, beaucoup de ce ravissant vieux-rose, et d’autres pastels. Quelques personnages sont visiblement inspirés par la France: dames du temps jadis portant la fraise, mousquetaires, etc. La restauration se poursuit, et le parc est exquis: partout, des roses grosses comme le poing.

Fresque du palais de Tchehel Sotoun, Ispahan 2

La place Royale paraît plus vaste que les Vosges, la République, le Capitole et Stanislas réunies, la deuxième plus vaste au monde après Tian-An Men (Qu’en est-il de la place Rouge?). Elle offre un quadrilatère régulier d’arcades de briques où se nichent les étals d’artisanat. La mosquée du Châh (aujourd’hui Khomeiny), le palais d’Ali Qapu, la mosquée Lotfollâh sont disposées sur son pourtour, et les fontaines, les pelouses et les coupés hippomobiles abondent. Rien de compassé pour autant; si Ispahan compte quelque deux millions d’habitants, si elle fut la capitale de la Perse (ce que furent un temps quasiment toutes les grandes villes du pays…), c’est une ville au charme provinciale. À la fraîche, on croise même des mères de famille qui apportent leur faitout et leur tapis.

À l’Ouest de la place se trouve le palais Ali-Qapu. Ce sont les Mille et Une Nuits dans la traduction de Galland, c'est-à-dire la découverte de la sensualité persane par le XVIIIe siècle français. De la terrasse, le châh Abbas Ier contemplait sa place et les parties de polo. Il n’y a pas d’eivân dans ce bâtiment (fort) civil, mais l’un des plafonds, carré, forme caisse à stalactites. C’est original mais assez lourd, d’autant plus qu’il pleut à verse au-dehors et que la luminosité, en conséquence, est faible. Des fresques - dont celles des escaliers ne sont pas les moins réussies - tapissent murs et plafonds. Des scènes galantes ornent les murs, certaines dans un rouge très passé du plus bel effet. Une étreinte horizontale est l’une des rares presque illisibles; elle a dû être frottée ad usum Delphini

Place Royale, Ispahan

La mosquée du Châh (aujourd’hui, de l’Emâm) boucle la place, dont elle est le plus bel édifice, et le plus massif. C’est le chef-d’oeuvre de Châh Abbâs Ier, qui la voulut si rapidement terminer qu’il remplaça par endroits la mosaïque de faïence par les haft rangi "sept couleurs", technique par lequel le motif est directement peint sur le carreau avant cuisson. Il a aussi étendu une gamme chromatique qui se bornait six siècles plus tôt au blanc, à la turquoise et à l’outremer. La substitution du jaune d’or au rouge rend cette mosquée éclatante, tandis que la faïence - fût-elle simplifiée - amorce son déclin. Dans un couloir, un homme nous aborde avec beaucoup de gentillesse en anglais et nous guide jusqu’au système d’adduction d’eau.

Mosquée du Châh, Ispahan

À l’entrée du bazar, un marchand de tapis nous accoste à son tour pour nous exposer ses produits. Nous lui offrons de revenir le lendemain. Plus loin, c’est un vendeur de nappes. Il se dit ingénieur diplômé. L’échoppe est aussi le lieu de production. Au mur, des photographies attestent qu’elle a reçu la visite de grands de ce monde. Tandis que le commerçant nous montre des nappes pour quatre à six convives - bicolores, tricolores ou quadricolores -, l’artisan en face de nous appose à vive allure un tampon encreur sur une cotonnade éclatante. D’un geste sûr, il joint à chaque (im)pression la limite exacte de la marque précédente, sans jamais déborder ni disjoindre. De sorte que la nappe une fois terminée est aussi précise que si elle sortait d’usine. La plupart de l’achalandage est trop chargée, notamment de ce brun qui pour moi s’accorde mal avec le bleu. Mais un motif animé, peut-être celui du héros Rostam du Châh Nâmeh, à la guerre ou à la chasse, n’est reproduit qu’en bleu et blanc sur une nappe de chacun des deux formats. Marc est sceptique. En définitive, je parviens à réduire le prix de vente de plus d’un tiers. Mais le prix demandé initialement était démesuré. Surtout, j’ai parlé trop tôt du second article pour demander un prix d’ensemble. Et négocier pour la première fois dans un bazar, en anglais qui pis est, m’a un peu impressionné. Du reste, ces articles sont assez courants: les rideaux de la maison Paul Bejan en sont faits…


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