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Le relecteur

Le relecteur

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Ceux qui ne m’apprécient guère me surnomment le rat ; quant à ceux qui sont assez malins pour savoir qu’un jour je pourrais leur être utile, ils me donnent du Monsieur le relecteur. Quelle ironie d’être affublé d’un mot qui n’a toujours pas trouvé le repos au sein du dictionnaire académique, aux côtés de relecture et relire, alors que j’évolue pourtant dans un milieu qui se targue publiquement de se consacrer corps et âme à la littérature. À mon entrée dans cette importante maison d’édition, on m’a d’abord appelé Le rat de bibliothèque, mais je n’avais pas le temps de m’habituer à ce sobriquet que rapidement la bibliothèque disparaissait. Outre ma physionomie peu engageante, je le concède malheureusement volontiers, ce qualificatif montre à quel point je peux être méprisé par la majeure partie du personnel, du Directeur de collection qui un jour m’avoua le plus innocemment du monde : « votre problème, cher monsieur, c’est que vous aimez les livres », au simple coursier qui était tout juste capable de déchiffrer un nom de rue, mais qui en revanche pouvait s’y rendre en un temps record en se défiant des embouteillages pour y remettre un bon à tirer. Et puis, il faut aussi vous dire que je passe le plus clair de mon temps dans les livres, ou plus précisément, au milieu des nombreux manuscrits que nous recevons ; car le petit éditeur des débuts, qui s’est progressivement transformé en une gigantesque machine à générer des bénéfices du côté du capital travail, et des Egos surdimensionnés du côté du capital humain, bénéficie toujours de l’aura d’un fondateur qui sut dénicher ceux qui allaient devenir les plus grandes figures intellectuelles du siècle passé. Ainsi, si elle fut un temps l’asile d’écrivains illustres, cet asile était maintenant complètement aliéné au pouvoir de l’argent ; mais passons, j’ai peur avec de tels propos que l’on vienne me prêter des velléités révolutionnaires.

Tous les jours donc, on dépose sur mon petit bureau entre cinq et dix manuscrits d’ingénus littérateurs qui s’imaginent qu’ils pourraient voir leur texte édité par une prestigieuse société d’édition, avec comme unique intermédiaire une enveloppe rembourrée accompagnée de son joli timbre de collection. Les pauvres ! ils me font sincèrement pitié. Si seulement ils savaient, si seulement… Ah ! Je les imagine si bien, ces êtres fragiles qui viennent de consacrer plusieurs années à leur ouvrage, avec son long cortège de nuits sans sommeil et de jours sans inspiration. Pourtant, à l’entrée de l’hiver, au milieu de ces journées si courtes que l’on a l’impression de n’être plus qu’un oiseau nocturne, notre écrivain découvre que le texte dans lequel il a laissé une partie de lui-même, quelques morceaux de sa propre chair et un peu de son propre sang, mais également une part non négligeable de son âme, ce texte, que dis-je ! sa création ! est enfin terminée. Fébrilement, malgré la tentation de vouloir précipiter la fin de son travail, il relit son oeuvre une dernière fois, et patiemment, méthodiquement, modifie quelques tournures de phrases qui le chagrinaient encore, en même temps qu’il traque les ultimes fautes d’orthographe et de grammaire qui n’auront pas manqué de lui échapper. Une semaine se passe. Cette fois-ci, il en est sûr, il en est certain, son manuscrit est achevé ! Cependant, il laisse de nouveau filer les jours, le temps d’un inconfortable entre-deux au cours duquel son univers bascule : après tous ces mois passés au centre de son univers littéraire, que dis-je ! après tous ces mois passés en compagnie du Divin, le voilà qui doit s’en arracher à regret pour retrouver le côté profane de la vie sur terre. Commence alors une opération qui lui est excessivement pénible : il doit dorénavant se battre avec son ordinateur afin de tenter de réaliser une mise en page qui ressemble un tant soit peu à quelque chose : gérer les marges, justifier les paragraphes, rendre de nombreux tirets insécables ; et surtout, faire en sorte que tout le bel ordonnancement qu’il peut contempler à l’écran ne vole en éclat au moment de se trouver matérialisé sur une feuille de papier. Qu’il est bien malhabile face à toutes ces considérations techniques et typographiques ! De nouveau, une longue semaine se passe…

Ce matin, les pages élégamment présentées attendent sagement au sein de leur modeste chemise cartonnée dans un petit coin sombre d’un atelier de reprographie, entre des faire-part de mariages et un rapport circonstancié ; elles attendent que l’on veuille bien s’attarder sur leur sort, que par-devant elles soit délicatement déposé un léger voile transparent, et qu’à l’arrière soit soigneusement insérée une feuille aux reflets bleutés, plus rigide que les autres. Et là, fini la poésie ! quelques trous bien placés, un coup de baguette sur la tranche, et la reliure est terminée ! Inquiet, le timide écrivain jette un rapide coup d’oeil sur son manuscrit ainsi transformé et reprend son bien en espérant que personne ne l’aura remarqué. Il ne le sait pas, il ne le saura jamais : l’expédition touche à sa fin.

Je peux à présent vous révéler la cruelle réalité : nous ne retenons aucun texte ayant transité par le biais de ce miroir aux alouettes, malgré tout le soin, que dis-je ! malgré tout l’amour que son auteur aura pu consacrer à son ouvrage. Aujourd’hui, pour l’entreprise qui m’emploie, l’important est avant tout que l’auteur – ou plutôt celui qui signe les livres, car il n’est pas rare que l’écriture soit sous-traitée en amont de l’écrivain – disposât d’un carnet d’adresses plus que conséquent. Pour dire les choses brutalement, nous ne publions que des personnalités influentes, ainsi que sur recommandation. Les célébrités, par leur simple nom, nous assurent un volume conséquent de ventes ; quant à ceux qui nous sont recommandés, ils gravitent généralement dans un environnement proche du nôtre, ce qui nous permet d’étendre progressivement notre zone d’influence une fois qu’ils sont sous notre contrôle, ce bénéfice compensant largement le fait qu’ils ne soient que très rarement rentables sur le plan financier. Il y aurait encore tant à dire sur le sujet, notamment les différentes actions que nous menons en sous-main à l’encontre de nos concurrents, que ce soit pour tenter de débaucher un de leurs auteurs, ou encore pour en discréditer un autre par le biais d’une critique féroce publiée dans un média influent ; mais j’avoue ne pas très bien maîtriser tout ce travail de l’ombre, qui est dévolu au Sniper, aussi surnommé le Serbe, au sein de la maison. Et puis, je préfère également me tenir éloigner de ce sinistre individu.

Pour revenir à mes propres préoccupations, quel est exactement mon rôle dans un tel système, et que peuvent nous apporter les manuscrits qui nous parviennent ? Hé bien, c’est extrêmement simple : je suis chargé de les lire attentivement, plusieurs fois si cela s’avérait nécessaire, pour éventuellement en retirer toute la matière qui pourrait être recyclée par un de nos auteurs : une phrase joliment troussée, un personnage haut en couleurs, un scénario ; une idée, même vague, peut nous être utile, car il faut bien l’avouer, nos écrivains semblent manquer cruellement d’imagination ces derniers temps. Cette situation peut paraître paradoxale d’ailleurs, à une époque où jamais on a autant disposé d’informations sur le moindre événement, aussi insignifiant soit-il, qu’il se produise à notre porte ou dans n’importe quel sombre recoin éloigné de la planète. Je me demande parfois si toute cette connaissance mise continuellement à notre disposition ne vient pas briser notre imagination, pas seulement l’imagination de ceux qui en ont tant besoin, mais de notre civilisation toute entière : convaincus que nous sommes de savoir qu’il n’existe rien d’autre au-delà de l’homme et de l’univers que nous ne saurions ignorer, nous n’avons plus rien à imaginer, plus rien qui puisse nous faire rêver. Ainsi, les années passant, non sans ressentir une pointe de mélancolie, de la tristesse même, je transmets presque tous les manuscrits sans rien en prélever à mon ami Cremator, qui s’empresse alors de faire disparaître toute cette matière derrière un écran de fumée. Cremator, c’est mon seul ami dans ces murs, c’est…

« - Salut Riton ! Alors, tu es prêt ? C’est l’heure d’aller manger ! Mais qu’est-ce que tu fabriques ? Qu’est-ce que tu viens de planquer sous ton clavier, hein ? Allez, montre-moi ! je suis certain que c’est encore une composition de ton crû ! Ah ah ! tu n’as toujours pas lâché l’affaire, on dirait ! Alors… voyons voir… toujours ce besoin d’évoluer dans un univers déprimant où Madame l’injustice danse le tango avec Monsieur complot, tout ça sous le regard jaloux de la Camarade lutte des classes… tu ne changeras jamais… Et puis ces surnoms ! ils ne sont pas piqués des hannetons ! C’est vrai, j’avoue que c’est drôle, mais entre nous, tu ne crois pas que tu forces un peu le trait quand même ? Le monde dans lequel nous vivons n’est pas tout rose, je ne vais pas te dire le contraire, mais reconnaît avec moi qu’on a quand même un boulot intéressant et plutôt bien payé, tu ne trouves pas ? Sans compter que c’est quand même en partie grâce à nous si la boîte publie autant de bons bouquins ! D’ailleurs, la direction nous en est très reconnaissante, ne l’oublie pas ! Alors, c’est sûr, on a pas notre nom en petit dans la page des remerciements, et encore moins en gros sur la couverture, mais on est quand même régulièrement invité à la petite réception qui a lieu au moment de la sortie en librairie ! Tu craches un peu dans la soupe, tu ne crois pas ? Et puis les livres, les écrivains, les histoires de manuscrit, les éditeurs, tout ce petit monde, excuse-moi de te le dire crûment, mais à mon avis, le lecteur, il s’en fout pas mal ! Sans compter que tu commences un peu à radoter, mon vieux ! Je serais toi, je changerais un peu de registre, enfin… si tu t’entêtes à continuer d’écrire évidemment. Bon allez, dépêche-toi maintenant ! sinon on va arriver après les autres, et il va encore y avoir la queue aux grillades ! »

« - Tu as certainement raison, mon brave Gégé, peut-être me faudrait-il arrêter de poursuivre mes chimères, et arrêter d’écrire. Oui, c’est certainement ce que j’ai de plus raisonnable à faire : arrêter d’écrire et tourner la page. Laisse-moi juste le temps de recopier ce petit passage : Et là, fini la poésie ! quelques trous bien placés, un coup de baguette sur la tranche, et la reliure est terminée ! Tout le reste, c’est assez convenu. Un recueil de nouvelles parmi d’autres, assez mauvaises dans leur ensemble d’ailleurs. Tiens, après manger, tu pourras faire disparaître ce manuscrit en compagnie des deux autres que je t’ai déjà donnés ce matin. Je ne sais pas ce qu’il m’arrive en ce moment, mais je ne lis rien qui vaille la peine d’être écrit. »


Saint Pétersbourg
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Une bien mauvaise nouvelle
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Coup de gomme
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