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Que peut encore la littérature ?

Que peut encore la littérature ?

Par  

« Mais, pour les civilisations, comme pour tous autres vivants, il n'y a que la mort qui gagne… »

Charles de Gaulle, 22 juillet 1969. Lettre à Pierre de Boisdeffre.

« Comme j'aimerais revoir cette maison où j’ai grandi. La revoir telle qu'elle était quand nous  l'habitions, mais cela est impossible, n’est-ce pas ? Enfin, je pourrais tout de même passer devant, un jour, et jeter un coup d'œil, l'air de rien. Je prendrais bien garde de ne pas laisser mon regard s'attarder sur le vieil enduit, les murs qui le portent, archaïques et humbles, et je lutterais contre la tentation de scruter l'intérieur assombri. Cependant, cela serait pire, car je ne sais que trop ce qu’elle est devenue, qui l'habite aujourd'hui… cette pensée suffirait parfois presque à me faire partir sans regret, comme on quitte sans déplaisir un dîner trop bruyant et dont les convives vous semblent autant d’ennemis joyeux. Il y a cette plainte sourde que j’émets malgré moi, à chaque fois que me reviennent les voix de ces lointaines années. Oh, je suis seul à l’entendre, ce râle de bête blessée qui ne se transforme pas en son. Il ne franchit pas mes lèvres. Sans doute cela est mieux ainsi, car mes sanglots de vieillard auraient tôt fait de provoquer une sollicitude importune.

Je revois les grappes formées par les cerises acides dont nous allions emplir nos paniers durant toute l’après-midi, dans le verger au-dessus de la maison, et remonte en moi le fumet de leur lente cuisson, sucre et fruits chauds qui s’insinuaient partout dans la maison. La chaleur étouffante des chambres, sous les combles, le soleil sur l’humble escalier de chêne grinçant sous nos pieds blancs et nus, et puis la fraîcheur des pierres du rez-de-chaussée, comme une lampée d’eau de source après une course effrénée asphyxiante.

Mes sœurs et moi emplissions la demeure de nos rires ou de nos chicanes. Il nous arrivait aussi souventefois de construire, par nos calmes lectures côte à côte ou nos jeux patients, un édifice de silence prodigieux, éternel tel une cathédrale. »

 

Tandis que je relis ces lignes, je me dis que si la littérature n’est suivie d’aucun effet, elle ne sert à rien. Si le lecteur n’en conçoit qu’un vague plaisir de lecture, une jouissance esthétique, autant qu’il s’ouvre une bonne bouteille. Ou bien les veines ! L’intérêt de décrire minutieusement un état d’âme ou une époque, c’est que cette description sera une peinture, belle et vraie, de ce qui a été, de ce qui est, de ce qui sera ou ne saurait manquer d’être. Et, pour les siècles des siècles, cette peinture se doit d’impressionner les âmes, les amener à un chavirement dans lequel l’être se trouvera soumis à une modification profonde. Celle-ci entraînera une manière différente d’appréhender le monde et, peut-être, d’agir en lui. Encore faut-il qu’opère le talent, celui qui permet d’amener le travail d’agencement des mots d’une langue à ce point d’incandescence nécessaire où l’alchimie pourra œuvrer… Encore faut-il que l’ouvrage rencontre son lecteur, celui prêt à recevoir l’expérience en la dénaturant selon sa nature propre et qui en fera un hapax ouvert sur le monde.

Que d’options aléatoires !

Ecrire n’est pas se montrer, lire n’est pas un voyeurisme : ces deux expériences connexes sont autant de tentatives en vue de modifier la chimie de ce qui nous fait agir.

Alors je te vois venir, aimable lecteur : bien sûr, il y a raconter une histoire ; mais soyons honnête : moi, je n’y arrive plus. Elles ont toutes déjà eu lieu. Chaque phrase me crie son inanité, chaque mot reflète le silence qui le happe, chaque virgule posée rythme un temps qui s’écoule stérile. Allez, sois franc avec moi : qu’as-tu entrepris, après la lecture d’une nouvelle ou d’un roman, dont tu puisses dire que tu ne l’aurais pas fait sans cette lecture ? Ils sont si nombreux, ces jaillissements de la littérature dans ta vie ? Non, en fait, ne me dis rien. Il se peut que le dire à voix haute te brise. Malheureusement, à part travailler et faire l’amour, on ne sait rien faire d’autre : alors on lit.

« Alors on lit » résonne un peu comme le « Alors on danse » de la chanson, tu ne trouves pas ? Une fuite en avant, un étourdissement extatique. Une compulsion hypnotique. Une addiction. Pire que le sexe.

 

« Cette matinée d'hiver offrait aux âmes qui voulaient bien encore prier tout le champ de ses possibles. Une douce brume flottait mollement au-dessus du fleuve familier, le soleil était encore bas et donnait au paysage un relief surnaturel et mélancolique. Tout en conduisant sa puissante Hyundaï électrique sur la route qui épousait le tracé sinueux du large cours d'eau, Paul-Emile Fortune observait à la dérobée les douces rives ligériennes, ce paysage tant aimé dont il ne se lasserait jamais et qui suscitait chez lui une troublante nostalgie, contrastant avec l'espèce de colère épaisse qui l'habitait toujours mais qu'il ne laissait jamais paraître. »

 

Prends ces deux personnages, par exemple, que nous venons à peine de frôler : l’écrivain les peint tous deux dans un rapport personnel à une nostalgie éclose – sur de simples souvenirs liés à la maison de l’enfance, pour le premier, à la vue de paysages de bords de Loire pour le deuxième. Quel intérêt ? Ce froissement intime pour un passé heureux et enfui, nous l’avons déjà tous éprouvé. La littérature, ici, nous dit que c’est un sentiment universel. Soit. Et puis quoi ? La littérature aurait pour mission de nous faire chaud au cœur, en nous susurrant des mièvreries sur l’air de nous sommes tous frères humains ?… Soyons sérieux. Enfin, façon de parler. Sérieux se met sérieusement à rimer avec mielleux, ces temps derniers.

Non, ce que je voudrais, moi, c’est faire se lever le gaillard, qu’il s’arrache le fondement de son fauteuil de bureau Ikea pour se mettre les mains dans la boue puante du réel, en sachant qu’il risque d’en avaler quelques giclées au passage et qu’il n’aura même pas le droit de moufter sans se faire traiter de facho ou autre infamante rhétorique éprouvée de gardien de goulag des nouvelles réalités sociétales. Parce qu’il est déjà tard.

« Littérailleries ! Laisse-lui le temps, à l’écrivain ! », m’opposeras-tu peut-être. « Laisse-lui le temps de faire vivre son personnage, de le frotter aux autres et à son temps, et tu verras ce que peut alors la littérature… ».

Bien sûr, tu as raison. Ces deux bribes isolées ne démontrent rien de ce que je veux te dire. Bien sûr, cette poussée de nostalgie, cette ombre, elle fait partie d’un tableau plus vaste, dans lequel s’affronteront des tectoniques sourdes et des flux narratifs épatants ! Et peut-être qu’à l’issue des cinq cents pages de descriptions et d’événements, le talentueux écrivain aura, tour de force et magie du verbe, amené son lecteur, captif ou confiant, à une catharsis dont les conséquences seront difficilement décelables.

Mais soyons honnêtes : combien de fois cela arrive-t-il, dans une vie ? Une fois suffit, me diras-tu. Il faut tout de même reconnaître qu’une pratique qui peut tout autant convertir au Mal, mouvoir l’homme vers l’abîme, tel Marc Augier devenu Nazi à la lecture des Gerbes de la Force d’Alphonse de Chateaubriand, doit être considérée avec la plus grande des précautions pour son pouvoir de conversion.

 

Alors il se peut que nous lisions trop, que nous lisions mal. Je flaire comme un pourrissement, une hypertrophie morbide qui nous lie au destin sombre de nos patries charnelles. Alors même que l’Union Européenne mène une guerre patiente et sans merci à nos vieilles nations, nous usons nos yeux sur du papier, nous nous égosillons sur nos claviers : pour quel effet, quelle postérité ?

Toi, lecteur, es-tu finalement si sûr qu’il faille lire pour comprendre le monde dans lequel nous vivons, pour sentir l’humaine pâte se frayer un chemin à travers l’Histoire ? Ou bien perds-tu ton temps à absorber ces pages noircies par d’obscurs auteurs ? Que fait-il, celui qui ne lit pas ? Que ferais-tu, toi, si tu ne me lisais pas en ce moment ? Un peu comme l’ancien fumeur qui comptabilise l’argent économisé après un mois d’abstinence, faut-il compter le nombre d’heures économisées à ne pas lire ? Et ces précieuses économies, dans quoi les investir ?

 

Alors, il semble que la littérature n’ait d’autre choix, si elle ne veut plus empêcher, contredire l’action face aux périls. Elle doit être froide comme l’acier ou n’être rien, redevenir une épiphanie.

Elle doit nous réveiller fébrile en pleine nuit, elle doit nous rester en travers de la gorge, elle doit nous glacer les sangs au beau milieu des rayons des hypermarchés, elle doit nous livrer nus et dégrisés aux foules lyncheuses de la Sainte Tolérance tant que nous persistons à n’être que des tourneurs de pages.

Lâche ton livre, lève-toi et marche.


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