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Huysmans peut-il survivre chez Houellebecq ?

Huysmans peut-il survivre chez Houellebecq ?

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Mon roman « tombait ainsi qu’un aérolithe dans le champ de foire littéraire et ce fut une stupeur et une colère ; la presse se désordonna ; jamais elle ne divagua en tant d’articles. » On me traita de « misanthrope impressionniste » et mon personnage de « maniaque et d’imbécile compliqué ». Des « entrepreneurs de critique voulurent bien aussi m’aviser qu’il me serait profitable de subir, dans une prison thermale, le fouet des douches ».

Qui parle ainsi ? Houellebecq à propos de Soumission ? Non, Huysmans à propos d’A rebours. Huysmans, la figure clé de Soumission, justement, dont le nom a bizarrement beaucoup moins été cité que ceux de Zemmour, Finkielkraut et autres méchants islamophobes supposés. Etonnante cécité qu’on peine à croire involontaire. Huysmans est pourtant là dès l’exergue, tiré d’En route, pour que le lecteur sache que Houellebecq, comme Durtal, est « hanté par le catholicisme », mais qu’il ne parvient ni à prier, ni à s’incorporer à un rite car il reste « inému et sec ». Huysmans est encore là dans les premières lignes du récit :

Pendant toutes les années de ma triste jeunesse, Huysmans demeura pour moi un compagnon, un ami fidèle ; jamais je n’éprouvai de doute, jamais je ne fus tenté d’abandonner, ni de m’orienter vers un autre sujet ; puis, une après-midi de juin 2007, après avoir longtemps attendu, après avoir tergiversé autant et même un peu plus qu’il n’était admissible, je soutins devant le jury de l’université Paris IV – Sorbonne ma thèse de doctorat : Joris-Karl Huysmans ou la sortie du tunnel. Dès le lendemain matin (ou peut-être dès le soir même, je ne peux pas l’assurer, le soir de ma soutenance fut solitaire et très alcoolisé), je compris qu’une partie de ma vie venait de s’achever, et que c’était probablement la meilleure.[1] 

Exergue et incipit posent ainsi chacun une question cruciale pour la suite : Durtal peut-il servir de modèle romanesque à François et l’amener à la conversion ? Le compagnonnage de Huysmans peut-il survivre à la soutenance de thèse ? Autrement dit, Houellebecq a-t-il écrit un nouvel En route ? On sait que le premier titre prévu était La Conversion et que le projet était de partir du naturalisme pour aboutir au catholicisme : Huysmans cent ans après, en somme. « Et je n’ai pas réussi à faire ça », a simplement dit Houellebecq. Plutôt qu’En route, on serait tenté de donner comme sous-titre à Soumission « en déroute ». Le récit met en scène les étapes de la mort du compagnon Huysmans. Ce n’est pas lui qui fera sortir qui que ce soit du tunnel. La fin de l’antépénultième chapitre, juste avant la très probable - mais pas certaine, car elle reste suspendue – entrée dans l’Islam clôt explicitement ce qui avait ouvert le roman :

Je rentrai doucement à pied, comme un petit vieux, prenant progressivement conscience que, cette fois, c’était vraiment la fin de ma vie intellectuelle ; et que c’était aussi la fin de ma longue, très longue relation avec Joris-Karl Huysmans.[2] 

L’histoire n’est peut-être rien d’autre que le récit de cet adieu au romancier du naturalisme mystique.

Relevons les aspects de cette séparation entre le narrateur et son ami de triste jeunesse. Avec l’homme Huysmans, pas de tentation d’identification : « Je n’étais pas un esthète, infiniment moins que Huysmans, et l’uniforme laideur de l’art religieux contemporain me laissait à peu près indifférent. »[3] De même, au moment de réfléchir sur les mérites de cuisinière des femmes musulmanes garanties par l’employeur, le narrateur ne fait pas la fine bouche : « Quant à la cuisine je m’en foutais un peu, j’étais moins délicat que Huysmans sur ce chapitre. »[4] Voilà pour l’homme.

Du côté de l’œuvre, François ne dissimule pas sa préférence pour le Huysmans d’avant la conversion :

Mes difficultés avaient commencé ensuite, parce que le point central de l’évolution de Durtal (et celle de Huysmans lui-même), de Là-bas, dans les premières pages duquel il prononçait ses adieux au naturalisme, jusqu’à L’oblat, en passant par En Route et La cathédrale, c’était la conversion au catholicisme. Il n’est évidemment pas facile, pour un athée, de parler d’une suite de livres ayant pour sujet principal une conversion ; (…) En l’absence de véritable adhésion émotionnelle, le sentiment qui s’imposait peu à peu à l’athée confronté aux aventures spirituelles de Durtal […], c’était malheureusement l’ennui.[5]

Le roman préféré de François est En ménage : « J’attrapai En route, essayai de lire quelques pages puis me replongeai dans En ménage, la fibre spirituelle était décidément presque inexistante en moi et c’était dommage parce que la vie monastique existait toujours, inchangée depuis des siècles, alors que les femmes pot-au-feu, où les trouver maintenant ? »[6] Le Huysmans de Houellebecq est donc un Huysmans sans Dieu. Comme André Breton, François voit dans En route la mort du bon Huysmans. Moins dogmatique que Breton, il ne pose pas comme acquis l’incompatibilité entre la Foi et la littérature. Plus agnostique qui doute qu’athée qui milite, il cherche à revivre l’itinéraire de son romancier préféré, sans s’arrêter à la leçon de confort bourgeois d’En ménage. Avant de céder au pot-au-feu, il essaie la vie monastique à Ligugé, lieu où Huysmans fit son oblature. Ce sera un échec : le voyant rouge d’un détecteur de fumée y est comme l’œil qui, dans la tombe, regardait Caïn. Avant cela, dans la scène-clé du roman, devant la Vierge de Rocamadour, au moment où la conversion au catholicisme est tout près d’advenir, le compagnon de jeunesse n’est déjà d’aucun secours :

Bien autre chose se jouait, dans cette statue sévère, que l’attachement à une patrie, à une terre, ou que la célébration du courage viril du soldat ; ou même que le désir, enfantin, d’une mère. Il y avait là quelque chose de mystérieux, de sacerdotal et de royal que Péguy n’était pas en état comprendre, et Huysmans encore bien moins.[7]

Inutile devant la Vierge puis à Ligugé, l’auteur d’En route ne sera que le compagnon d’un embourgeoisement, d’un choix carriériste et confortable, d’une soumission d’intellectuel à la force dominante du moment.

Après la conversion ratée de Rocamadour, François est choisi pour établir l’édition de la Pléiade de Huysmans. Ce serait une erreur de voir là une nouvelle chance pour le passage du naturalisme au catholicisme. C’est plutôt un renoncement plus grand à la parole vive du compagnon. A propos de Prévert, Houellebecq écrivait il y a quelques années : « Aujourd’hui cependant il entre dans la Pléiade, ce qui constitue une seconde mort. » Seconde mort, incontestablement, la préface que rédige François sous le coup d’une sorte de révélation, opération d’une grâce profane, qui a lieu dans un restaurant, comme un parfait contraire du sanctuaire de Rocamadour. Que dit cette préface ? Une chose, en substance : « Le seul vrai sujet de Huysmans était le bonheur, un bonheur bourgeois douloureusement inaccessible au célibataire. »[8] Il ne s’agit donc plus de lire les romans naturalistes du premier Huysmans comme le terreau charnel de la conversion à venir, ce que François se reproche d’avoir fait dans sa thèse ; il s’agit de faire exactement l’inverse, c’est-à-dire de lire les romans du converti sous l’angle d’En ménage, du moins de ce qu’en retient François : la sécurité pantouflarde et le pot-au-feu :

Sur le plan pratique, ce retour [à Dieu] ne lui avait pas demandé de sacrifices bien considérables : le statut d’oblat qui était le sien à Ligugé lui permettait de vivre en dehors du monastère ; il avait sa propre servante, qui lui préparait ces plats de cuisine bourgeoise qui avaient joué un si grand rôle dans sa vie(…)[9]

Certes, il ne faut pas confondre le narrateur et l’auteur ; la sagesse du roman, chère à Kundera, exigeait peut-être cette réduction de Huysmans au monde sans Dieu de François, comme pour mesurer un écart et mieux « indiquer, selon le projet de Balzac, les désastres produits par le changement des mœurs ». Il est toutefois dommage que Houellebecq n’ait pas voulu affronter, ou au moins évoquer, l’ultime découverte de Huysmans : la souffrance rédemptrice. Cette découverte est présente dans son œuvre, avec sa Sainte Lydwine de Schiedam, sorte de Marthe Robin du XIVème siècle dont il écrit une biographie de la douleur en 1901, année de son oblature; elle est aussi présente dans son existence, lorsqu’il refuse la morphine à l’agonie. Ce silence de Houellebecq sur ce sens donné à la souffrance charnelle est certainement ce qui le distingue de Huysmans et ce qui empêche le naturalisme d’aboutir sans rature au catholicisme intégral.

Bref, dans l’exergue, on l’a vu, Huysmans est en route ; quand on referme le roman, il est en déroute. On peut bien sûr imaginer qu’il survivra dans quelques cours de François, mais ce ne pourra être qu’en étant amputé de tout ce qui, en lui, porte la révolution évangélique et le signe de contradiction. Le passage d’une Conversion à une Soumission ne peut se faire qu’au prix d’une inversion et d’une démission. 

[1] Soumission, p11.
[2] Soumission, p283.
[3] Soumission, p217.
[4] Soumission, p297.
[5] Soumission, p. 49.
[6] Soumission, p. 95-96.
[7] Soumission, p. 170.
[8] Soumission, p. 281.
[9] Soumission, p. 265.


Soumission de la personne humaine
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Houellebecq : celui qui ne sait ni écrire ni vivre
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Tsss… Houellebecq, Houellebecq !
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