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Il est urgent de saboter L’Empire du Bien

Il est urgent de saboter L’Empire du Bien

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Il est urgent de saboter L’empire du bien. Voilà à quoi nous exhortait Philippe Muray en 1991 dans son ouvrage, monument d’humour décapant mêlé de consternation effrayée. Le pamphlétaire, dont seul Régis Debray aujourd’hui peut se prévaloir de posséder la même verve métaphorique pour fustiger l’époque, raille la société prétendument idéale, Cordicopolis, que nous avons créée : « La Cité du Bien succède à la Civitas Dei comme projet de communauté spirituelle unique rassemblée sous l’autorité d’une instance souveraine, parfaitement globale, parfaitement féroce […] L’Empire du Bien reprend sans trop les changer pas mal de traits de l’ancienne utopie, la bureaucratie, la délation, l’adoration de la jeunesse à en avoir la chair de poule, l’immatérialisation de toute pensée, l’effacement de l’esprit critique, le dressage obscène des masses, l’anéantissement de l’Histoire sous ses réactualisations forcées, l’appel kitsch au sentiment contre la raison, la haine du passé, l’uniformisation des modes de vie. Tout est allé vite, très vite. Les derniers foyers de résistance s’éparpillent, la Milice des Images occupe de ses sourires le territoire. »

Le Bien se répand comme tâche d’huile, dégouline, galope et recrute de nouveaux disciples chaque jour. Le politiquement correct et le culte de la tolérance en sont ses expressions universelles. Son clergé, ses missionnaires occupent tous les terrains : médias, écoles, universités, jusqu’au cœur des foyers où la fausse morale des bons sentiments qui ne coûtent pas chers, en tout cas pas le prix de l’engagement radical, de la prise de risques et du sacrifice de soi, s’est substituée à la morale antédiluvienne du catholicisme. Les vertus chrétiennes d’antan sont devenues folles, transmutées en bien-pensance. Chesterton voyait déjà juste en son temps. Et Muray est le continuateur du combat du décillement des consciences fatiguées de vivre : « Le Bien, ce petit Néron de la dictature de l’Altruisme avait déjà de sérieux atouts de son côté. Il commençait à étendre sa prison radieuse sur l’humanité avec l’assentiment de l’humanité. Tous ses antécédents, sous le nom de bien public par exemple, avec ce que cette notion entraîne d’idée de multitude, d’ensemble indifférencié dont il convient de favoriser l’accroissement par l’intermédiaire de la police, de la justice, et bien sûr de la prétaille médiatique, ne demandaient qu’à s’épanouir grâce à lui et à s’imposer à tous les domaines de l’existence courante […] Les acteurs de la Transparence, les possédés de l’Homogène, les croisés de l’abolition de toutes les différences et les enragés des procès rétroactifs se sont déployés avec une frénésie dont plus personne ne songe à contester le bien-fondé. » Et que dire du téléphone mobile accueilli avec ravissement - nous sommes en 1991 - par ses utilisateurs qui n’escomptaient qu’une dose supplémentaire de servitude. Ou encore : l’exécration contemporaine de la nature jugée coupable de tous les maux, et la différence sexuelle suspectée de crimes et sommée d’obéir derechef au diktat de l’indifférenciation afin de ne plus engendrer d’inégalités entre les hommes et les femmes.

A force d’être infantilisés par la démocratie pluraliste et l’économie de marché soucieuses, assez curieusement, de nous affranchir du fardeau de notre propre existence, nous avons failli à nos destinées et fini par négliger l’Etre. Nous avons oublié de vivre et de mourir et sommes devenus faibles, pusillanimes, incapables d’authentiques relations avec l’autre, tristes nombrilistes attendant sagement l’euthanasie qu’on nous prépare avec attention. L’époque peut apparaître neutre si l’on tient le rôle de composition du pantin docile et naïf, ou complexe si l’on prend la mesure des dégâts : l’élimination du réel pour instaurer ce que l’écrivain Renaud Camus nomme le « fauxel », le règne du mensonge, des faux-semblants, de la dissimulation, de la superficielle apparence, de la société liquide, de la déculturation produite par les industries de l’hébétude, de la décivilisation et de l’ensauvagement des mœurs.

La dialectique politico-médiatique du « mal à combattre », du « retour des années 30 » et de la reductio ad hitlerum de l’adversaire illustrent à merveille la fausseté d’une époque qui s’invente des populistes dangereux et des épouvantails agressifs tout en négligeant de s’attaquer aux vraies menaces : islamisme et libéralisme globalisé, par exemple. Il lui faut donc légiférer à tour de bras pour circonscrire les velléités contestataires de ceux qui lui opposent leur lucidité, ou pour satisfaire toutes les exigences de nouveaux droits individuels. L’ « épidémie de droits » est un coronavirus puissant qu’aucun cordon sanitaire ne contient ni ne confine. La propagande l’assure : toutes ces législations générées à jet continu doivent garantir notre bonheur, notre confort, la satisfaction de nos egos dont l’Etat bienfaisant et omniscient sait les aspirations. In fine, et en réalité, il ne s’agit là que d’un stratagème destiné à museler la liberté d’expression des peuples et à les rendre apathiques. La liberté ? Une espèce rare en voie de totale extinction.

Le combat visant à saboter l’empire du Bien peut sembler à bien des égards perdu d’avance. Il est tentant de baisser la garde et les bras. Car enfin, que perdrions-nous au juste à vivre dans le règne du faux ? Pourquoi ne pas abdiquer et se soumettre à sa volonté ? N’est-il pas plus commode et rassurant, moins anxiogène, d’obtempérer face à l’inéluctable ? Nous pourrions être ce Tartuffe, disons, parfaitement consentant. Après tout, chaque époque a le sien. Et pourquoi ne pas jouir béatement d’être ce « Partisan du Nouvel Ordre américain, c’est-à-dire de la quatrième grande attaque de Réforme à travers les siècles (après Luther, après 89-93, après Hitler), qui ne comprend pas les réticences de certains envers les charmes protestants ? »

« C’est une grande infortune que de vivre en des temps si abominables. » affirme Muray, « Mais c’est un malheur encore pire que de ne pas tenter, au moins une fois, pour la beauté du geste, de les prendre à la gorge. » La tonalité dissidente n’est pas pour déplaire, elle tient du « Être dans le monde et pas du monde », principe évangélique génial et synonyme du « Libre arbitre, notre ange gardien » de Pierre Boutang, rebelle à son époque, le XXème siècle, catholique « bien suspect » (aurait dit Baudelaire) jusque dans ses débordements d’eros.

Que percevoir en filigrane et retenir dans le livre de Muray ? Le mal ne serait, semble-t-il, pas incurable si nous venait l’audace de la distanciation, de la prise d’intervalle, de la fuite de côté, du geste gratuit, de la résistance intérieure. C’est ici une simple mais vivace lueur à épier qui illumine certains interstices du pamphlet. Péguy appelait cette lueur « la petite fille espérance. »


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