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La civilisation du poisson rouge

La civilisation du poisson rouge

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Lorsque l'on écoute les thuriféraires de l’Intelligence Artificielle, il ne sert à rien de s’inquiéter et de se faire un sang d’encre. Il y aurait même une figure de Tartuffe adepte de toutes les dystopies à s’alarmer de l’arrivée imminente du « point de singularité », le moment où une intelligence artificielle deviendra humaine. Pour les optimistes qui se veulent rassurants, l’IA pourrait bien s’entraîner à mimer des sentiments humains et déclencher une empathie -ce que l’on appelle l’effet ELIZA qui nous pousse à aimer les petits robots-, la machine ne ressent rien et ne ressentira rien encore pendant de très longues années.

Voilà en substance ce que l’on se devrait de croire en refermant l’ouvrage La civilisation du poisson rouge de Bruno Patino, directeur éditorial d’Arte France et doyen de l’école de journalisme de Sciences Po. Ce spécialiste des médias et des questions numériques fut, dès les premières années, du nombre des pionniers ayant œuvré au développement de l’Internet de l’information. Patino pointe dans son ouvrage les risques bien réels que font peser les algorithmes prédictifs sur nos vies de consommateurs effrénés. Il constate notre condition nouvelle, celle de poisson rouge et regrette le dévoiement qu’a connu Internet, passé de la logique originelle de démocratisation universelle du savoir à la nébuleuse incontrôlable que nous voyons depuis. Cependant et assez paradoxalement, l’auteur demeure confiant pour l’avenir.

Au commencement de l’aventure numérique, considérée par beaucoup comme la 4ème révolution industrielle, l’infini nous était promis et « Il était entendu que le cyberespace ne connaîtrait de limite que celle du génie humain. » Au lieu de quoi, nous sommes devenus des poissons rouges enfermés dans le bocal de nos écrans, soumis au manège de nos alertes et de nos messages instantanés : « Notre esprit tourne sur lui-même, observe Bruno Patino, de tweets en vidéos YouTube, de snaps en mails, de lives en pushs, d’applications en newsfeeds, de messages outranciers poussés par un robot aux images filtrées par des algorithmes, d’informations manifestement fausses en buzz affligeants. » La lucidité face à cette effrayante réalité doit selon l’auteur nous inciter à engager le combat, sans pour autant rejeter en bloc la civilisation numérique. Il s’agirait plutôt de la transformer pour « retrouver l’idéal humaniste qui motivait les premiers utopistes de l’éclosion du numérique ». A ce stade de la démonstration, il faut s’interroger sur l’efficacité réelle d’une demi-mesure quand une catastrophe point à l’horizon : l’avènement de générations de zombies digitalo-dépendants. En effet, au-delà de 30 minutes sur les réseaux sociaux, notre santé mentale se trouve altérée. Les jeunes américains, statistique dépassant l’imaginable, consacrent 5 heures et demie par jour aux technologies du divertissement, jeux vidéo, vidéos en ligne et réseaux sociaux, et un total de 8 heures quotidiennes à l’ensemble des écrans connectés. Un tiers de vie !

Drogués, hypnotisés par l’écran, abreuvés de stimuli électroniques ayant pulvérisé nos barrières intérieures, nous avons tous, peu ou prou et pour parler comme Saint-Exupéry, abandonné notre être. La satisfaction instantanée produit de la dopamine, molécule du plaisir qui envoie un signal court au cerveau primitif et lui donne envie de recommencer. L’addiction est une dépendance à la dopamine.

C’est ici que le propos de Patino va plus loin. Savons-nous que ces grands businessmen du Web devenus milliardaires défilent depuis peu en se battant la coulpe ? Leur créature, épigone de Frankenstein, leur aurait échappé. La boîte de Pandore ne pourrait plus être refermée, charriant à grands flots ses vulgarités, violences visuelles, perversions, provocations… Savons-nous, donc, que ces fondateurs placent leurs enfants dans des écoles non connectées et leur interdisent l’usage de leurs inventions, à l’image du créateur de l’iPad qui en prohibe l’entrée à son domicile ? La plupart dénoncent l’effet dévastateur de la connexion sur la psychologie humaine. Pourtant, il s’agissait bien pour les géants de la tech, avant qu’ils ne soient eux-mêmes à la merci de leur insatiable monstre, de rendre les gens dépendants en profitant de leur vulnérabilité psychologique, de « vendre à Coca-Cola du temps de cerveau humain disponible » comme avait proclamé fièrement un ancien patron de TF1. B. J. Fogg, docteur en informatique, dirige depuis sa création en 1998, le Persuasive Technology Lab, le laboratoire des technologies de la persuasion situé à Stanford University au cœur de la Silicon Valley. Cet éminent docteur a inventé un terme pour nommer sa science : la « captologie. » Inutile de préciser le concept et les objectifs poursuivis.

Le Web 1.0 avait connecté les informations et les institutions et nous avait conduits jusqu’en 1999, le 2.0 avait instauré l’interaction et mettait en relation les individus. La route était tracée : le 3.0 serait sémantique et lierait les savoirs, et le 4.0, les intelligences : « Un aiguillage inattendu s’est présenté, qui a dévié le cours des choses. La forme nouvelle de l’Internet n’est pas sémantique, mais dessinée par l’économie de l’attention. » Les géants de l’Internet ont créé un ordre économique attrape-tout : toutes les données et tous les objets de toutes les vies sont collectés, dans le but de conquérir le temps.

Bruno Patino a raison de dire que nous avons organisé un jour sans fin. Ce que nous appelons, de notre côté, un présent omniprésent. En cela, l’auteur montre combien nous avons rompu avec la vision équilibrée bien que lointaine qu’avait dessinée Saint Benoît dans sa règle monastique : 24 heures réparties en trois tiers, l’un pour le corps (sommeil compris), le deuxième pour le travail (et la vie en société), et le troisième pour la vie intellectuelle ou la prière. Le ora et labora -prie et travaille- bénédictin, source de tant de progrès de civilisation et d’équilibre pour l’homme, a été pulvérisé par la tyrannie du data, ces données qui ont pris le pouvoir dans nos pauvres têtes. La fabrique de réalités individuelles, de stories sans cesse « enrichies », a ni plus ni moins produit « un empire du faux » et l’impossibilité de discerner une quelconque vérité. L’auteur évoque encore la French Theory qui a sévi sur de nombreux campus universitaires, notamment américains, préparant les esprits au relativisme généralisé. Qu’est-ce que le relativisme sinon la négation de la vérité et la validation de toutes les subjectivités ?

Devant tant de clairvoyance, qu’il nous soit permis de penser que notre brillant journaliste se trompe quand il imagine qu’il y a moyen de dompter la bête. C’est un peu comme le vœu pieux formulé récemment par Audrey Azoulay directrice générale de l’UNESCO d’établir un cadre normatif pour une Intelligence Artificielle éthique. Songeons par exemple que Ray Kurzwell, 70 ans, gourou spiritualiste du transhumanisme dirige la Singularity University chez Google qui ne vise rien d’autre que la démiurgie, c’est-à-dire la possibilité de créer à l’égal de Dieu. Appuyé sur la technologie numérique, les nanotechnologies, la biologie et les sciences cognitives (réunies dans l’acronyme NBIC), ce porte-étendard du rêve d’un autre monde promet que nous échapperons bientôt aux fatalités de la condition humaine et que nous toucherons le point de « singularité » en 2045 : c’est à dire notre « graal », le moment où la civilisation sera fondée sur l’intelligence des machines.

Nous avons beau chercher dans tous les angles, et même les recoins, nous ne parvenons décidément pas à partager l’optimisme de Patino d’un avenir meilleur et plus humain.


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