Découvrez la collection Mauvaise Nouvelle, aux Éditions Nouvelle Marge.


La frénésie de vivre de Bruckner

La frénésie de vivre de Bruckner

Par  

Après l’ouvrage Un racisme imaginaire : islamophobie et culpabilité commenté pour Mauvaise Nouvelle, Pascal Bruckner nous rappelle avec son livre Une brève éternité (sous-titré : Philosophie de la longévité) qu’il est philosophe en plus d’être essayiste. Sa vision de la vie est celle d’un épicurien qui ne se refuse rien. Toutes les audaces, toutes les contemplations humaines et artistiques lui sont nécessaires. Sa conclusion est d’ailleurs sans ambages, réinterprétant à sa façon le « Tout est grâce. » de Bernanos : « Le seul mot que nous devrions prononcer chaque matin, en reconnaissance au cadeau qui nous a été fait, c’est : Merci. Rien ne nous était dû. Merci pour cette grâce insensée. »

La frénésie de vivre de Bruckner, de faire toutes les rencontres, de goûter à tous les possibles qu’offre l’existence ne manque pas d’entraîner le lecteur. Nous partageons volontiers ses critiques d’ancien maoïste sur quelques lubies du temps : celles sur le jeunisme, « symptôme des sociétés vieillissantes, idéologie des grandes personnes qui souhaitent cumuler tous les bénéfices, l’irresponsabilité de l’enfance et l’autonomie de l’adulte […] ces adulescents de 40 ans, quincados, sexygénaires, baroudeurs de 70 ans et plus en sac à dos, bâtons de ski à la main et casque de protection sur la tête, adeptes de la marche scandinave, partis pour traverser la rue ou les jardins publics comme s’ils attaquaient l’Everest ou le Kalahari, grands-mères en trottinette, papys en rollers ou gyro-roue. Vertige de la régression autorisée. » Nous acquiesçons encore quand il se fait franchement grinçant : « On ne veut plus être rivé à sa date de naissance, à son sexe, à sa couleur de peau, à son statut : les hommes veulent être des femmes et inversement, ou ni l’un ni l’autre, des blancs se prennent pour des noirs, des vieillards pour des poupons, des adolescents maquillent leurs papiers pour boire de l’alcool ou entrer en discothèque, la condition humaine fuit de partout, nous entrons dans l’ère des générations et des identités liquides. » Liquides ? Et plutôt gazeuses désormais…

Pour notre auteur, l’été indien de la vie, cette période d’après 50 ans, est une bénédiction. Qu’on y songe : « Trente ans, c’est ce que nous avons gagné en espérance de vie depuis 1900 : la totalité d’une existence du XVIIème siècle. » Une petite fille sur deux qui naît aujourd’hui sera centenaire. Le défi de la longévité est à affronter selon lui avec la foi du nouveau converti : « Le temps est devenu un allié paradoxal : au lieu de nous tuer, il nous porte, il est le vecteur de l’angoisse et de l’allégresse, "mi-verger, mi-désert" (René Char). La vie s’attarde comme s’attardent ces longues soirées d’été où l’air embaumé, les mets exquis, la compagnie chaleureuse donnent à chacun l’envie de prolonger ce moment magique et de ne jamais aller dormir. »

« L’homme est une création du désir, non pas une création du besoin. » disait Gaston Bachelard, et notre auteur croit à cette puissance-là, à ce moteur qui conduit à « cultiver jusque sur le tard toutes ses passions, toutes ses capacités, ne délaisser aucune volupté, aucune curiosité, se lancer des défis impossibles, continuer jusqu’au dernier jour à aimer, travailler, voyager, rester ouvert sur le monde et sur les autres. » La vie est une offrande et la joie, elle, est cette posture assumée de l’âme comme l’écrit joliment et à sa façon Martinus von Biberach, clerc allemand du XVIème siècle : « Je viens je ne sais d’où, je suis je ne sais qui, je meurs je ne sais quand, je vais je ne sais où, je m’étonne d’être aussi joyeux. »

Les trois étapes sur le chemin de la vie décrites par Kierkegaard, à savoir le stade esthétique qui est celui de l’immédiateté, le stade éthique, celui de l’exigence morale, et le stade religieux, celui de l’accomplissement, conservent tout leur sens même si l’époque postmoderne invite désormais à s’enivrer de festif, à tout âge, ou à lorgner avec les yeux de Chimène du côté du transhumanisme et sa promesse d’immortalité. Pour Bruckner, dire « je t’aime » à quelqu’un c’est lui dire : tu ne mourras point. Bernanos, expert en humanité, offrait sur ce registre le trésor suivant : « Je crois toujours que la vie n’est pas un problème à résoudre mais un risque à prendre et en face de ce risque total, les seules compétences que je connaisse sont l’amour et la sainteté. » Pascal Bruckner, épicurien disions-nous, nourri de culture judéo-chrétienne, invite au mouvement sous diverses formes pour étancher la soif d’absolu qui sourd en nous : « Est-il surprenant que cet appel du mystère prédomine surtout dans les trois domaines de la religion, de l’érotisme, du voyage, les trois lieux de la transcendance humaine, l’appel vers Dieu, l’appel vers la chair, l’appel vers d’autres continents ? Cette porte ouverte vers l’inexploré, il faut l’avoir franchie au moins une fois dans sa vie, elle est la porte du sacré : tout est suspendu à l’imminence d’un saut, comparable à une conversion religieuse, qui nous délivre de nous-même, des puissances asphyxiantes de la routine. »

« Mors, ubi est victoria tua ? » (Mort, où est ta victoire) interroge Saint Paul lorsqu’il s’adresse aux Corinthiens. Le converti du chemin de Damas se garde bien de la tentation d’évoquer « l’homme qui durera mille ans » promis aujourd’hui par le médecin Laurent Alexandre, figure du transhumanisme triomphant. On le voit, là où les Anciens invitaient sagement l’homme à se garder de l’hubris qui toujours le guette, les Modernes, moins prudents, depuis les Lumières, ont magnifié l’idée d’un homme tout-puissant, affranchi, nouvel Adam ou nouveau Prométhée, surhomme nietzschéen. A n’en pas douter et au sens le plus noble, Saint Paul est un Ancien. Il conçoit l’éternité comme l’exigence qu’ici-bas « nous vivions jusqu’à la mort » (Jean Paulhan), nous prêtions foi au « après vous » de Levinas, ce souci de l’altérité, de la civilité ou de la civilisation, avant d’être saisis, accomplis et regards levés vers les cieux, par la vertigineuse promesse christique : « Je suis avec vous jusqu’à la fin des temps. »


Islamophilie et racisme imaginaire
Islamophilie et racisme imaginaire
Un coupable presque parfait
Un coupable presque parfait
Le sacre des pantoufles
Le sacre des pantoufles

Commentaires


Pseudo :
Mail :
Commentaire :