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La philosophie et la révélation biblique : opposées ou complémentaires ?

La philosophie et la révélation biblique : opposées ou complémentaires ?

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Erasme reprochait à certains « théologiens »  de passer leur vie dans les questionnettes en négligeant la lecture de la Bible. Non pas tous, reconnaît More, qui en appel à la loyauté de Dorp (p. 78) pour ouvrir les yeux sur de trop nombreux « soi-disant théologiens » (idem) qui laissent de côté les Ecritures et consacrent leur étude à la disputation théologique. C’est ainsi que ces théologiens méprisent la lecture des Saintes Lettres et des commentaires : ce n’est là que de la « théologie positive » (p. 78). Pourtant, pour More comme pour Erasme, la théologie est étude de l’esprit et de la vie et non un système exclusivement spéculatif. Le but est « la ferveur spirituelle et le progrès moral » (p. 79). Les pseudo-théologiens scolastiques, étrangers au « sens commun » (idem), ne connaissent pas plus la saine théologie que la poésie ou la rhétorique. Et pourtant, ces fausses autorités ne manquent pas de s’établir juges de tous les sujets.

More veut évoquer un «échantillon » (p. 79) de ces théologiens, un « cas typique » qui aidera Dorp à prendre conscience du problème. Lors d’un dîner chez un ami italien, More a rencontré un théologien du Continent qui venait en Angleterre éprouver ses capacités de disputeurs dans des conférences contradictoires. Ces « matchs intellectuels » étaient son régal et son critère d’évaluation de jugement.  Lors de ce repas, personne ne pouvait d’ailleurs émettre la moindre réflexion sans que « notre matamore, moyennant quelque syllogisme » (p. 80) ne l’invalide rapidement. Il apparût tout aussi rapidement aux convives que le disputeur ne cherchait pas la vérité des choses mais à soutenir systématiquement des thèses contradictoires aux opinions émises. La maître des lieux, souhaitant éprouver le bon sens et la culture scripturaire du bonhomme, amena la discussion sur le concubinage : mieux vaut, assura-t-il, avoir une femme chez soi que de courir les filles… Fidèle à son engagement premier de n’être en accord avec personne ce soir-là, notre génial théologien, vif comme l’éclair, cita le Directoire des Concubinaires (paru en 1513), « ouvrage absolument hors de pair » tient à souligner More : « Celui qui entretient chez soit une concubine pèche plus gravement que s’il fréquentait dix courtisanes : d’abord, il y a scandale, et ensuite l’occasion de pécher est plus fréquente avec une femme qu’on a sous son toit » (p. 80).

La réponse de l’ami italien fut très docte selon More. S’étant rendu compte de l’ignorance de notre théologien touchant les Saintes Ecritures, il se mit à les citer en les improvisant sur-le-champ, inventant des références fictives. Notre théologien dût opérer de nombreuses « pirouettes » (p. 81) afin de se tirer d’affaire, obligé sous peine d’impiété de s’incliner devant les arguments d’autorité. Il y parvint cependant en usant d’interprétations dichotomiques : une citation pouvait signifier tout et son contraire. Il invoquait par ailleurs Nicolas de Lyre, exégète fameux, pour soutenir ses thèses.

More interpelle Dorp : peut-on accorder le titre de Théologien à de tels individus ? Par leur faute, les questionnettes ont « envahi la théologie » (p. 83) et tendent à annuler le mystère de Dieu. More rappelle qu’on ne comprend pas le Seigneur mais qu’on le devine. La Bible est une énigme que Dieu nous offre à résoudre. Encore faut-il avoir été formé à cela. C’est pourquoi More laisse à l’évêque le soin d’autoriser sa lecture ou non, au cas par cas (Dialogue, English Works, p. 246). La connaissance littérale de la Bible et la mémoire des références ne doivent pas nous illusionner sur le Dieu caché (p. 86-87). En un mot, selon More, ces théologiens annulent le mystère divin et donc aussi d’une certaine manière sa quête.

La simple lecture de la Bible nous apporte bien plus que ces « vains exploits spectaculaires » (p. 87) intellectuels. Que de soi-disantes autorités intellectuelles préfèrent ces jeux d’esprit, « ces filles de cuisine » (p. 87) à la connaissance biblique est une monstruosité pour More : « Je ne saurais vous dire à quel point je suis ahuri quand je lis l’éloge magnifique que vous faites de ces questionnettes compliquées » (p. 88). Dorp essaient de les sauver en invoquant les problèmes de casuistique sur les sacrements. Mais nos anciens Pères les ignoraient-ils, ces problèmes ? Les Augustin, Jérôme, Ambroise ? « Et, avec eux, l’Eglise toute entière pendant plus de mille ans ? » (idem). More n’hésite pas à s’attaquer à Pierre Lombard, « dont les Sentences ont été le Cheval de Troie d’où s’est lancé ce bataillon serré de questions » (p. 88).

More repousse cet argument formaliste insultant pour les siècles antérieurs et en appel à l’autorité de l’Esprit qui inspire l’Eglise du Christ. Ces casuistes se perdent dans les détails et en oubli l’essentiel. « Pour ma part, je préfère imiter la négligence de ceux-là, comme dit Térence (Andria, v. 20), que la diligence sans gloire de ceux-ci… » (p. 89). More revient au bon sens face aux calculs mesquins des théologiens : « Ils ne m’enseignent pas combien je dois m’éloigner du péché, mais plutôt combien je puis m’approcher du péché sans commettre de péché » (idem).

 

Ne s’agit-il pas là d’un aveu d’une impossibilité  de vivre vraiment selon l’Esprit ? Les vérités nécessaires au salut sont déjà enseignées par les Saintes Ecritures et la Tradition (ses premiers interprètes, les Pères antiques et les décrets de l’Eglise) ainsi que par « la manière d’agir commune et coutumière » (p. 89). More reconnaît sans doute une certaine utilité aux « fioritures » (idem) ajoutées par les commentateurs récents mais rien n’est là vital au salut.

Sans doute, en effet, les auteurs contemporains ont-ils ajouté une certaine clarté à l’exposition de quelques points de la doctrine chrétienne. Mais cette rigueur en vient à s’adorer elle-même. « A mon avis, la principale cause de la désuétude si générale et si invétérée où sont tombés les premiers classiques de l’exégèse scripturaire, c’est que des gens à l’esprit stérile et au jugement faux en sont venus à se persuader, et ont ensuite fait croire aux autres, qu’il n’y a d’autre miel que celui qui est déposé dans les alvéoles des Sommes : c’est pourquoi ils s’en contentent… » (p. 90). Or, ce respect intellectuel des Sommes aveugle le jugement de certains théologiens.

More rencontre un jour une vieille barbe de cette espèce dans une librairie. Il évoque alors la conception que se faisait à un moment donné Augustin concernant les anges, à savoir des substances corporelles. Le vieux scolastique fronce des sourcils en invoquant l’autorité du Docteur qui a tant influencé d’Eglise. More invite au bon sens : « c’était un homme, il pouvait se tromper. J’ai autant de confiance en lui qu’en qui que ce soit, mais il n’est personne en qui je me fie sans réserve » (p. 91). L’interlocuteur s’emporte et rappelle son âge (argument classique de ceux à qui manquent les raisons) : « Tu n’étais pas encore né que je le lisais… » (idem). More aperçoit l’ouvrage d’Augustin chez le libraire et retrouve le passage en question. Le théologien s’étonne des thèses augustiniennes incriminées mais affirme qu’il en est tout différemment chez le Maître des Sentences.

Cette façon de s’en remettre sur toute question théologique aux Sentences inquiète More (p. 92). Bref cette questionnite aiguë qui a imprégné l’Eglise depuis la mort de saint Thomas avec son « étrange jargon » (idem) n’est d’aucune utilité apologétique ou pastorale réelle. « Il y a des manuels scolastiques, très cotés dans les facultés de théologie, qui justifient d’emblée leur réputation de subtilité » (p. 93). More épargne à Dorp certaines questions « excogitées au sujet de Dieu, si grotesques qu’on croirait qu’ils veulent s’amuser ; des propositions si blasphématoires qu’on se demande s’ils ne veulent pas tourner Dieu en dérision… » (idem). Mais que cherchent ces auteurs ?  Ne jouent-ils pas double jeu, s’interroge More ? Face à eux, les hérétiques craignent plus le fagot que « leurs meules de syllogismes ». Ces théologiens sont incapables de prêcher au peuple de l’Eglise – « des éléphants dans des plates-bandes ». Ces questions disputées n’évoquent rien aux oreilles du peuple, s’insurge More. « Leur seul effet est de le rendre inapte à toute autres fonction » (p. 94).

« La logique elle-même, si forte,  si subtile soit-elle, n’est d’aucun secours à celui qui n’a pas les yeux grand ouverts sur le réel » (p. 94). More, en authentique disciple du Philosophe, rappelle la prééminence de la logique matérielle (l’induction) sur la logique formelle. « Quand elle connaît la nature des choses, [la logique] peut lui emprunter une riche gamme d’arguments » (idem), autrement dit les moyen termes, qui seront prémisses réelles des syllogismes qui entraînent l’esprit vers la conclusion vraiment scientifique. Vers la vraie science, et non une fausse science virtuose mais creuse, pleine de « chimères cornues et inconsistantes, que ne sous-entend aucune réalité, qu’aucun lest ne vient fixer au sol » (p. 95). Cette science-là n’est que « fumée » (idem) précise More.

L’enjeu de tout cela est la sauvegarde de « l’esprit de piété » (idem). Il faut savoir « cracher » sur ces gymnastiques intellectuelles inopérantes. Ces exercices peuvent malgré tout s’avérer être une « méthode de culture mentale » (p. 96) si elles sont goûter avec modération. « Mais je refuse absolument d’y voir les fondations sur lesquelles repose le salut de l’Eglise universelle » (idem). More voudrait même que ces théologiens logiciens démissionnent (p. 97). Rien n’est plus éloigné de More que l’argument de l’ordre établi. Nous ne sommes pas au Paradis ! « Quel ordre (…) peut empêcher  un sujet indigne de se glisser dans son enceinte, à force de brigue, d’argent ou de favoritisme, ou par quelque autre procédé malhonnête ? » (idem). Ce n’est pas notre monde contemporain qui viendrait contredire Thomas More.

Dans une deuxième partie, More va défendre son ami Erasme en s’appuyant sur des arguments déjà traités par les anciens Pères de l’Eglise. Erasme travaille en effet, et toute l’Europe a connaissance de cet accouchement, à l’édition d’une Bible en français à partir de l’original grec. Dorp est contre ce genre d’entreprise et voudrait que Diverses traductions ont été ébauchées par le passé, mais toutes ont été rejetées, rappelle Dorp, « de peur que les fidèles ne soient troublés en constatant des divergences  entre les exemplaires » (p. 99). Thomas More n’est pas totalement contre une édition française, surtout si elle est faite par Erasme, exégète hors pair. Mais nulle édition n’est éternelle. Jérôme a déjà eu l’audace de retoucher une édition qui faisait autorité depuis des décennies. Pourquoi pas Erasme ? saint  n’est qu’un homme également. Et « il n’y a personne –excusez mon audace – qui ose de prétendre tellement sûr de lui qu’il soit capable de faire une traduction sans qu’il lui échappe la moindre faute » (p. 100). Le monopole de la Vulgate ne doit pas invalider d’autres traductions possibles. More s’interroge : « Pourquoi tant redouter le trouble des fidèles ? » (p. 101). Les différentes traductions enrichissent notre interprétation. Il évoque à cet effet l’édition du Psautier Quintuple de Jacques Lefèvre (imprimé en 1509, il contient cinq versions latines parallèles). Bref, des corrections sont encore possibles et seraient sans aucun doute utile à la piété de l’Eglise.

Dorp défend le latin contre l’original grec. Mais More rappelle que les Apôtres eux-mêmes citent l’Ancien Testament dans la version des Septante. Dorp évoque par ailleurs le schisme grec pour manifester une corruption possible de l’interprétation des Ecritures. Mais More rappelle que Jérôme a opéré sa traduction à partir de l’hébreu : le peuple Juif serait-il moins hostile au Christ que ne le sont les Grecs ? «Après tout, ils sont chrétiens comme nous. Nous ne divergeons que sur des détails » (p. 106).

More pense par ailleurs que la langue grecque prête moins aux erreurs que la latine (p. 107) et invite Dorp à s’y mettre (pp. 110-111).  « J’en arrive à Aristote lui-même, que j’aime, pour ma part, plus que je n’aime la multitude des autres… » (p. 112). Comme Erasme et à la suite de saint Thomas, More affirme la prééminence du Stagirite sur tous les autres philosophes de l’antiquité. Il se plaint du manque de traductions latines et encourage les innovations dans ce domaine (p. 114). More est assez dur avec Albert Le Grand, dont il regrette les paraphrases.


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