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Les vérités devenues folles de Rémi Brague

Les vérités devenues folles de Rémi Brague

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Chesterton assurait au début du XXème siècle que les vertus chrétiennes étaient devenues folles. Rémi Brague, dans son dernier ouvrage, parle lui Des vérités devenues folles. Le sous-titre, La sagesse du moyen-âge au secours des temps modernes, indique ce que l’historien et essayiste, grand spécialiste des trois monothéismes au moyen-âge, a choisi de nous dire, lui qui se décrit comme « modérément moderne ». Ce petit livre rassemble les textes de ses conférences prononcées au cours de la période 2009-2016 devant divers publics appartenant à des institutions universitaires et/ou ecclésiastiques.

Le fil rouge de ses conférences ? « J’ai émis la thèse assez provocatrice que ce dont nous avions besoin était un nouveau moyen-âge. Ce que je voulais dire par là n’a rien à voir avec l’image complètement négative d’"âge des ténèbres", car cette image provient elle-même de la guerre de propagande menée par le projet moderne en quête de sa propre légitimité et luttant, pour elle, contre un épouvantail. L’ère médiévale, telle que la recherche historique nous permet de mieux la connaître, a été une période durant laquelle richesse et misère, innovation et conservation, lumière et obscurcissement, bonheur et détresse étaient inextricablement mêlés […] La population médiévale était tout aussi intelligente et stupide, tout aussi ignare et éclairée, tout aussi généreuse et méchante, etc., que la population d’aujourd’hui. »

Si nous comprenons qu’il serait vain d’examiner ce temps lointain avec le regard manichéen d’aujourd’hui, nous ne voyons pas spontanément comment il pourrait éclairer nos choix. Mais tout arrive à qui sait attendre : « Quant aux idées, vertus ou vérités que j’envisage de relever de l’état d’humiliation dans lequel les a mises le monde moderne, […] je montrerai que nous aurions une meilleure vision de leur noblesse en retrouvant leurs racines dans l’origine véritable de la culture occidentale, non seulement "Athènes" mais aussi "Jérusalem" : tant la nature que la liberté s’enracinent dans la Bible hébraïque. »

Mais en quoi le projet moderne aurait-il échoué, est-on tenté de demander à notre auteur ? Sartre avait dit « Je suis mon projet. » marquant ainsi l’inflexion décisive de la philosophie anthropologique moderne. Il ne fallut donc plus parler d’identité et de tradition. L’idée de projet pouvait muer de la forme active à la forme passive, « du projet mis en œuvre par l’homme à l’homme en tant qu’il est lui-même le projet d’un agent inconnu, en tout cas non nommé ». De ce paradigme tautologique sartrien ont découlé la manière dont nous pensons le monde aujourd’hui ainsi que le rapport que nous avons désormais au temps et à l’histoire : « Par conséquent, il est possible de tirer les trois idées fondamentales de la modernité comme projet de l’image matricielle du jet. En effet, le projet sous-tend une nouvelle interprétation des trois dimensions du temps : 1. envers le passé, il suppose l’idée d’un nouveau départ, d’un commencement à partir de zéro, de sorte que tout ce qui a été jusque-là doit être oublié ; 2. envers le présent, l’idée de l’autodétermination du sujet qui agit ; 3. envers le futur, l’idée d’un milieu qui offrira de nouvelles possibilités d’action et qui promet que ces nouvelles actions seront récompensées par des réussites ("progrès"). » Face à cette vision moderniste, très lointaine semble être la représentation de la providence biblique et chrétienne dans laquelle un Dieu personnel et aimant prend soin de chacune de ses créatures. La « providence » et le « projet » constituent les deux pôles antagonistes qui pourraient sommairement définir la différence entre la vision prémoderne et la vision moderne. C’est ici d’ailleurs que nous pouvons nous interroger sur la question du sens de l’existence et sur la possibilité de vivre sans Dieu ou sans même l’idée d’un rapport transcendant au monde, ou encore pour parler comme Pascal en n’envisageant pas même un « Dieu des philosophes et des savants ». Mystère… « Être son propre projet » revêt pourtant un caractère qui nous réduit à la captivité de nous-même, nous privant de liberté et de l’exploration des potentialités de notre être en tant que « corps, âme, esprit » doué d’altérité.

Dès lors, l’athéisme aurait-t-il définitivement vaincu en Occident ou, au contraire, serait-il au bout du rouleau ? Est-ce la fin de l’histoire comme l’annonçait présomptueusement Fukuyama ou le retour puissant du choc des civilisations et sa cohorte de représentations religieuses comme le proclame Samuel Huntington ? Dans tous les cas, la sagesse antique rappelle que l’homme se retrouve, quelle que soit l’époque, face à la nécessité du Bien. Et lorsque ce principe de réalité s’impose à notre esprit et notre cœur, c’est que nous sommes habités d’une pensée aristotélicienne. Si nous voulons vivre de la nécessité du Bien, il nous faut retrouver une forme d’incarnation, c’est-à-dire assumer notre individuation et ne pas avoir honte d’être pétri de chair. Dostoïevski, dans ses Notes d’un souverain, constatait amer, face à notre peu de volonté : « Nous en sommes au point d’être las d’être des hommes, des hommes pourvus de vraie chair et de vrai sang qui ne sont qu’à eux seuls ; nous en avons honte, nous le considérons comme un déshonneur et aspirons à nous confondre au sein d’une humanité abstraite qui n’a jamais existé. » Nous fondre dans les standards du monde liquide d’aujourd’hui tout en développant un hubris incontrôlable : voilà le paradoxe de l’homme moderne. La démesure de notre rébellion face à la nature, l’insensée recherche du « point de singularité », ce moment où l’Intelligence-Artificielle deviendrait « humaine », la fascination pour le transhumanisme et l’eugénisme nous conduisent furieusement vers le chaos de l’indifférenciation, vers la culture de mort plutôt que celle de la vie.

Dans le contexte de brouillage des repères où nous nous débattons, Rémi Brague s’entête malicieusement en réaffirmant l’utilité de la vision médiévale : « Nous avons besoin de l’idée de création. » Le Dieu des chrétiens, continue-t-il, a élaboré l’économie du salut « pour que l’homme devienne capable de guérir sa liberté boiteuse ».

C’est là en effet le trait le plus saillant de la Volonté Créatrice, ce qui lui donne son génie spécifique. Si nous croyons à l’économie du salut, alors le remède aux maux qui nous rongent semble aisé à mettre en œuvre : l’homme n’a plus qu’à tendre les bras vers le ciel pour retrouver la foi véritable en la vie. Joie de croire, joie de vivre. Joie de vivre, joie de croire.


Retour dans l’histoire avec Rémi Brague
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Dialogue controversé sur l’islam
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