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L’Île Bleue

L’Île Bleue

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Jean Raspail est mort le 13 juin 2020. Relisons Jean Raspail. 

L’Île Bleue, juin 1940 : « J’en garde un souvenir émerveillé. Des voix d’abord, claires et nettes, parlant français ou allemand, disaient des choses qui avaient été dites et d’autres qui ne l’avaient peut-être pas été mais s’enchaînaient naturellement dans l’étonnante résurgence des faits, la voix hautaine de Bertrand Carré, celles du lieutenant von Pikkendorff, Frantz, et de ses tankistes vêtus de noir, la voix voluptueusement bête de Suzanne, celle, aristocratique, de Maïté, celles de Pierrot, de Zigomar, et la mienne, ma voix de treize ans, toutes voix d’enfants, d’adolescents à l’exception des voix allemandes qui étaient des voix de vingt ans, et d’autres en fond de paysage qui provenaient d’un pays en décomposition. » 

« Je n’arrive pas à saisir ce que l’enfance a laissé en chacun de nous, ni même si elle a laissé quelque chose. Et pourtant, elle ne cesse de nous faire avouer à nous-mêmes ce qu’à la vérité, nous sommes… C’est probablement là qu’il faudrait chercher. Laideurs, lâchetés, promesses non tenues à soi-même, camouflages commodes, attitudes usurpées, j’avais dû souvent me conduire à l’opposé de mes fiertés et comme je n’avais pas voulu en changer pour me conserver une flatteuse image de moi-même, j’oubliais. » 

« Nous reverrons ce personnage, Chabannais, que servait mon père haut fonctionnaire, le 11 juin 40, au château de la Celle, chez ma tante Melly Lavallée, dans le sud de la Touraine, lors de la lamentable cavalcade qui conduisit le gouvernement français, en cent heures que nous payons encore, de Paris jusqu’à Bordeaux. » 

« Après, on s’était amusés comme des fous. Je n’emploie pas ce mot par tic de langage. Nous n’étions pas dans notre état habituel. L’innocence et la naïveté se doublaient d’un sentiment nouveau, une certaine exaltation de corps et de cœur. L’âme à fleur de peau. J’éprouve quelques peines à débusquer de l’ombre du temps et des transpositions l’enfantine vérité, car nous n’en étions pas véritablement conscients. On avait d’abord nagé jusqu’à l’île Saint-Cyrin, en bande, bras et jambes harmonisant d’instinct leurs mouvements au fil du courant, comme une tribu charnelle en migration de changement de lune, et Bertrand avait pris possession de l’île, colonie et poste avancé de l’Île Bleue […] Puis on avait couru jusqu’aux ruines de la chapelle par un sentier envahi de ronces qui zébraient nos mollets nus de pointillés de sang, accrochant aux feuilles qui nous fouettaient le corps des gouttes d’eau perlées, les cheveux des filles comme des fontaines vivaces coulant le long de leur dos. » 

« Le tocsin, porté par le vent depuis le clocher de Petit-Bossay, nous surprit en train de pédaler sur le chemin de La Jouvenière. Nous sautâmes de nos bicyclettes. Dépourvues de mécanisme électrique, les cloches avaient encore une âme, en ce temps-là. De grandes cordes pendaient des clochers, traversant le plancher de bois par des orifices circulaires, et c’est à bras qu’on sonnait. La joie (carillon), la peine (glas), l’effroi (tocsin) qu’exprimaient les voix de bronze étaient au diapason des élans du cœur du sonneur. » 

« A Monsieur le colonel commandant les Corps francs, je donne mon fils à la France. Faites-en un héros. Laïcha danseuse orientale. » 

« Je m’appelle Bertrand Carré, fils unique du chef d’escadrons Carré, de la Légion étrangère, en poste sur la frontière chinoise, quinze ans, tireur d’élite, lanceur de couteau, nyctalope (j’ai vérifié, cela veut dire que je vois la nuit), volontaire pour tous les coups durs, fiancé à la plus belle fille du monde mais libre comme l’air que je respire, je viens exiger de vous l’honneur de m’engager dans les Corps francs et l’honneur sera réciproque ! » 

« Les vitres à l’arrière de la voiture étaient masquées par des rideaux. Un gouvernement qui fout le camp, ça n’excite pas la sympathie, et Dieu sait ce qu’elles pouvaient contenir, ces cinquante limousines noires, aux yeux des malheureux qu’elles repoussaient sur les bas-côtés […] Des troupes débandées, sans chefs, sans ordres […] La maison de ma tante n’était pas un hôtel pour fonctionnaires républicains en fuite. » 

« Bertrand et Maïté ne se tenaient donc pas par la main, ni par les épaules, ni par le cou, la taille, ils n’étaient aucunement enlacés, leurs bras ou leurs cuisses ne se touchaient pas, ils ne se regardaient même pas dans les yeux, ils n’échangeaient à la face du monde ni sueur, ni salive, ni banalités extatiques, il n’y avait entre eux aucune connivence physique visible, et cependant, un faisceau d’ondes presque palpable, charnel, somptueux, les enveloppait tous deux comme un manteau de sacre. Et puis ils étaient beaux. L’ai-je assez dit qu’ils étaient beaux… » 

« J’ai le souvenir d’une sorte de transfiguration. Je ne vois pas d’autre mot assez fort pour décrire l’exultation du jeune dieu. Aux temps lointains de la seule force d’âme, c’est ainsi que se bâtissaient des royaumes, que se conquéraient des mondes, que les peuples s’inclinaient devant la puissance du sacré. » 

Merci, Monsieur Jean Raspail. Requiescat in pace.


Chaise avec vue sur catafalque drapé patagon
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Raspail au vitrail brisé
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Miséricorde : L’écrivain peut-il être exorciste ?
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