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Suarès, passeur de Dostoïevski

Suarès, passeur de Dostoïevski

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Propos recueillis par Maximilien Friche

André Suarès (1868-1948) reste un écrivain trop confidentiel, même s’il est aimé et admiré par ses confrères et des lettrés (Nabe, Moix, Millet, mais aussi bien Vladimir Jankélévitch ou Yves Bonnefoy) Vous citez dans votre préface Louis-René des Forêts qui écrivait être persuadé que la postérité remettrait Suarès à sa vraie place. Comment expliquer qu’aujourd’hui encore Suarès reste si méconnu du grand public ?

Votre question permet déjà d’envisager la question de notre époque. Le grand public connaît-il encore des écrivains ? Je ne sais, à tout hasard, citons les noms de Roger Nimier, Malcolm de Chazal ou Henri Bosco. Or, tous mériteraient de figurer, non dans la Bibliothèque de la Pléiade, mais dans la bibliothèque de l’honnête homme, au sens que cet expression avait au XVIIe siècle. A tout le moins, le grand public connaît les écrivains qu’il a lu à l’école parce qu’ils lui ont été prescrits, j’allais dire : de force. Ainsi s’explique la fortune de Camus – l’exemple type d’un homme estimable, à l’œuvre humaniste, sans lâcheté, mais sans extase et sans vertige. Suarès n’est pas prescriptible, pas plus que ne le sont Antonin Artaud ou Jean Genet, deux de ses admirateurs et continuateurs. Par tout ce qu’il a été, et par tout ce qu’il continue à être, il est tout sauf pour « un écrivain pour classe terminale ». Suarès appartient à la catégorie des écrivains de la marge, ce qui ne signifie pas qu’il ne soit pas au centre de tout – plutôt est-ce nous qui nous sommes déplacés du seul point qui importe : savoir si la vie mérite d’être vécue. Maintenant, il y a aussi des raisons à la disgrâce toute relative de Suarès. De son vivant, tout a été fait pour l’étouffer ou le diffamer – récompense de la jalousie des impuissants devant le génie. Suarès n’a pas été non plus son meilleur avocat ! Après avoir été un pilier de la NRF, selon le mot de Gide, il n’a eu de cesse d’insulter Gide, qui ne l’avait pas volé, mais à quoi bon ? Gide avait tout pouvoir, il en a abusé. Ensuite, il y a eu la question de la guerre. Suarès a écrit dès les années 1930 tout ce qu’il fallait penser du phénomène totalitaire. De droite à gauche, il a réussi à se liguer tout le monde contre lui, de Paul Léautaud à Romain Rolland. Quand ses prédictions se sont avérées des prophéties, il a été urgent d’oublier qu’il avait été le premier à avoir été si lucide. Il a été pour son temps ce que Chateaubriand avait été pour le sien : une inutile Cassandre. De 1940, année de son exil, loin de Paris, à 1948, année de sa mort, il n’a pour ainsi dire plus publié, sauf un livre sur la musique, la réédition d’un livre déjà paru en 1930. Ses manuscrits ont été pillés, ses lettres ont été brûlées. Il est ressorti de la guerre fantomatique. Dernier point : de sa mort à sa tombée dans le domaine public, Suarès n’a pas eu la chance d’avoir des héritiers, conscients du trésor qu’ils avaient à léguer. Mais passons outre ! Sur le fond, il est vrai que Suarès est mort avec une époque ; en 1948, c’était la Guerre froide qui débutait, c’étaient les débats sur le marxisme et l’idéologie, c’étaient aussi l’apparition des mass media. Autant de points qui ont pu laisser croire que Suarès appartenait à une autre monde, alors qu’en vérité il était à l’avant-garde de celui qui était à venir. Entre Suarès et Sartre, en 2021, « il n’y a pas photo », comme le dit l’expression. Suarès revient de l’avenir ; Sartre va au passé. Un autre point serait à souligner : la conspiration du silence orchestrée autour de Suarès a permis à des dizaines d’écrivains de le plagier ou de le recopier sans guillemets. Son œuvre a été une carrière à ciel ouvert. Je me suis rendu compte que tous les écrivains le connaissaient. Mais il était urgent de se taire de peur d’avoir à être démasqué ! Dernière remarque : Suarès n’a pas écrit de roman. Ses poèmes sont d’un intérêt variable ; je n’aime pas son théâtre ; il y a ici ou là des propos déconcertants. Mais l’ensemble est d’une telle variété, d’une telle ouverture, d’une telle puissance, qu’il faut parfois reprendre son souffle à deux fois, avant de se lancer, comme si on se jetait depuis le haut d’une piscine olympique. Mais alors, quelle récompense ! Si l’on regarde la constellations de la génération 1862-1872, Suarès se tient à égalité avec Maurice Barrès, Paul Claudel, Charles Maurras, André Gide, Charles Péguy ou Marcel Proust. Les uns et les autres connaissent des hauts et des bas. Suarès est, à mon sens, un alter Proust – non seulement un autre Proust par sa dimension, mais aussi une alternative : il ne voit pas avec l’œil du passé, mais avec celui de l’avenir. Son œuvre est une méditation sur l’éternité.

Vous êtes-vous donné la mission de remettre Suarès à sa vraie place en le rééditant ?

En rien. Je n’ai aucune mission. De Suarès, j’ai publié trois livres intégralement inédits : Sur la musique (Actes Sud, 2013), Contre le totalitarisme (Les Belles Lettres, 2017), Miroir du temps (Bartillat, 2019). A quoi s’ajoutent deux grandes anthologies inédites sous leur forme : Vues sur Baudelaire (Editions des Instants, 2021) et Avec Dostoïevski (Corlevour, 2021). Pourquoi l’ai-je fait ? Parce que j’ai traqué ces textes, que j’ai mis plus de vingt ans à recueillir un à un. Je l’ai fait pour le plaisir du plaisir. Avec désintérêt. Ne m’a guidé que la beauté du geste.

Suarès est peut-être le plus grand intercesseur des écrits de Dostoïevski… Apporte-t-il une lecture particulière de l’auteur russe ? En quoi permet-il d’en avoir une lecture juste ? Les écrits de Dostoïevski se trouvent-il comme « augmentés » par la lecture de Suarès ?

Dostoïevski est un auteur qui a connu un grand rayonnement en France, ce qui est justice, car il a lui-même commencé à écrire sous l’influence de Balzac, dont il fut un traducteur. Dès la fin du XIXe siècle, il est traduit et commenté en France. Suarès en prend connaissance en 1888. Il n’est pas le seul. Charles-Louis Philippe a écrit sous son signe, André Gide aussi, comme encore, après-guerre, Paul Morand ou Albert Camus. Et tant d’autres ! De Dominique Arban à Henri Troyat, Dostoïevski a suscité des essais critiques, des biographies en très grand nombre. Parmi ces livres, je distingue ceux du théologien russe, Paul Evdokimov (1901-1970), l’héritier de la tradition de Berdiaev. Quiconque veut avoir une approche sérieuse des questions théologiques se doit de le lire – peu importe le livre, peu importe le chapitre, peu importe la page. Chez Paul Evdokimov, tout est dans tout, de manière circulaire, verticale et infinie. Certes, on pourrait en dire autant de Suarès, qui écrit toutefois en artiste passionné, c’est-à-dire que chez lui, ce qu’il dit de Dostoïevski est aussi intéressant que la manière qu’il a de le dire. De fait, Suarès a écrit au sujet du romancier russe de 1888 à 1945. A travers lui, il a vu son propre drame, ses propres espérances, mais aussi la question de la Révolution, l’avènement du nihilisme, le recours de la foi contre la politique, l’appel au Christ dans la déréliction. Rien de moins théorique que le livre de Suarès ; raison majeure pour laquelle il nous touche tant. Avec ce livre, Suarès joue sa vie, propose au lecteur de jouer la sienne, et peut-être de se sauver.

Anna Gichkina, auteur de l’Europe face au mystère russe (Ed. Nouvelle Marge), écrit : « La Russie c’est Dostoïevski et Dostoïevski, c’est la Russie. » Cette double identification est troublante. Partagez-vous ? Est-ce lié aux misères endurés par l’écrivain lui-même dans sa chaire (condamnation à mort, bagne, maladie, misère) ? Pourrait-on dire : Et la Russie s’est faite chaire en Dostoïevski et Dostoïevski en a fait du Verbe…

La question de l’identification d’un écrivain à un pays est complexe, surtout dans le cas d’un pays aussi riche en génies que la Russie. L’écrivain qui symbolise le mieux la Russie pour les Russes reste Pouchkine. En revanche, celui qui symbolise le mieux le pays pour les autres est en effet Dostoïevski – mais je me garderais bien de l’affirmer trop vite, et trop définitivement. Car alors que dire de Gogol, de Tourgueniev, de Tolstoï, de Tchekhov, de Boulgakov, pour ne pas citer Marina Tsvetaieva ou Anna Akhmatova, ou Soljenitsyne, voire Nabokov ? Tous et toutes sont russes jusqu’au bout des ongles, et pourtant que d’univers différents entre eux ! Ce qui les réunit reste l’idée que la littérature est une chose sérieuse – le lieu d’une salvation.

A l’inverse, quel écrivain français pourrait selon vous symboliser la France avec la même force que Dostoïevski de la Russie ?

Impossible de vous répondre. Il faudrait citer tout ensemble Chrétien de Troyes, François Villon, Ronsard, La Fontaine, Molière, Corneille, Racine, Montesquieu, Voltaire, Diderot, Chénier. Et de Baudelaire à Céline, de Rimbaud à Giono, la liste serait trop longue. Mon ami Angelo Rinaldi me disait récemment : « Chaque fois que je lis Hugo, j’ai l’impression de voir défiler la garde républicaine. » C’est profusion est peut-être le trait majeur de notre pays. Quel rapport entre un Sermon de Bossuet et un Sonnet de Paul-Jean Toulet ? Aucun. Mais chacun des deux a un timbre, un accent, une humanité qui appartiennent en propre à notre pays.

« Il y a des hommes qui transparaissent, quoi qu’ils fassent, à travers tous les usages du monde : ils offrent le scandale de la nudité. » Est-ce ce qui rend si intime ces deux génies que sont Suarès et Dostoïevski ? Est-ce là la folie l’incarnation elle-même ? Cette articulation entre l’âme et des émotions, dans le mépris des masques de la société. Quelle est la place du religieux dans l’écriture de ces deux hommes ?

Tout ce que vous avancez est juste et senti. Dostoïevski et Suarès sont des hommes que tourmente leur double : cette part éprise de noirceur, de destruction, qui peut aller jusqu’à la destruction de soi, sinon celle du monde. Il y a chez eux le vertige d’un absolu impossible, la nostalgie d’une conquête future, qui leur semble d’autant plus refusée, qu’elle est plus désirée. Ils aiment, ils détestent, ils maudissent, ils pardonnent, ils pleurent et s’offrent en sacrifice. Leur âme est meurtrie par la laideur et la méchanceté ; et ils savent que la beauté est la somme des pleurs que la Croix rachète. Ils sont modernes en ceci qu’ils font l’expérience des gouffres ; et ils sont plus que modernes, ils sont prophétiques, en ceci qu’ils la franchissent avec joie.

Suarès souligne Dostoïevski va très loin dans « l’art cruel de se connaître ». L’écrivain russe sonde tout le mal dont il est capable. Suarès résume en disant que « Dostoïevski, dans son œuvre et sa vie, est un champ de bataille ». Le mal est donc un passage obligé dans la quête vers Dieu ?

Oui. Le mal est la racine de toute expérience profonde. C’est la solitude, l’abandon, bientôt la maladie et la mort, et partout, où que je regarde, l’injustice qui se donne le spectacle de son triomphe. Comprendre que la Croix est le seul chemin pour tous, de manière consciente ou inconsciente, est la seule manière de retourner le sens de l’iniquité. D’en faire une force. Dieu n’est pas ce qui annule la douleur, mais ce qui la remplit – ce qui vient transmuer notre faiblesse. Plus exactement, vous ne faites l’expérience de Dieu que si vous faites l’expérience par en-dessous du Mal, et par au-dessus de la réponse au Mal, qui apparaît comme un néant à traverser. Dostoïevski comme Suarès ne sont pas exactement des disciples des penseurs publicitaires.

« L’art c’est le moi. La religion, c’est le moi divin ». Suarès explique que le roman est le poème épique des temps modernes. L’art et la poésie sont donc premiers chez l’auteur russe. Suarès rajoute : « Jamais il n’abaisse l’œuvre d’art à faire la preuve d’une doctrine » Est-ce ce qui distingue Dostoïevski véritablement des autres auteurs ? Comment expliquer que Suarès n’ait pas écrit de roman ?

Suarès a été le Balzac des Arts. Il a écrit la Comédie humaine de la France et de l’Europe, à travers ses plus grandes figures, de l’Antiquité à nos jours, et à travers ses plus beaux paysages, de la Bretagne à la Sicile, de l’Ile de France à la Provence, avec des aperçus de la Norvège. Pour qui veut savoir qui fut Aristophane ou Saint-Simon, Caligula ou Napoléon, mais aussi bien Cervantès ou Rimbaud, il reste un soucier de l’âme génial. Il parle des autres, comme s’il s’agissait de lui, selon une règle rare : il cherche à agrandir ce qui est grand – à le voir de haut, et à entraîner le lecteur à sa suite. C’est extrêmement agréable. Enfin quelqu’un qui ne vous prend pas pour un « nul » ! Et qui vient vous dire qu’il n’y a pas que la nullité dans ce monde ! Dostoïevski, de même, croit que les livres sont fait pour retourner l’âme, de fond en comble. A l’origine de sa pratique, la vision d’une conversion à la lumière, dût-on faire l’expérience de la noirceur. Dostoïevski prend le lecteur au niveau où celui-ci est le plus ordinaire. Puis il le travaille pendant la lecture, en l’amenant, de gouffre en gouffre, à se réveiller, à se modifier. Soyons sérieux : les écrivains qui ne vous font pas tout quitter sur le champs sont inutiles. Mais attention ! J’emploie le verbe « quitter », or Dostoïevski et Suarès vous font tout retrouver.


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