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Traître mot

Traître mot

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On a coutume de dire que les mots sont trop pauvres pour exprimer notre pensée, et c’est certainement vrai. C’est que les mots entretiennent avec nos pensées une étrange relation. Reconnaissons d’abord que le langage ne nous appartient pas tout à fait : il est en quelque sorte la mémoire de notre culture commune. Il contient en lui, en effet, tout ce que les générations qui nous précèdent ont pu vouloir exprimer par lui. L’histoire d’un mot témoigne de cela. Ainsi le mot "homme", tiré d’une vieille racine "Ghyom" qui signifie la terre, et qui a donné aussi bien humus, humilité, ou encore humanité, traduit cette conscience profonde qu’a l’homme d’être tiré de la terre.

Aussi la difficulté n’est-elle peut-être pas tant de trouver ce que l’on appelle le mot juste, que d’ajuster notre pensée aux mots que l’on emploie souvent sans bien réfléchir. Prenons un exemple simple : on entend parfois des gens se demander s’il faut faire des recherches sur l’embryon. Mais lorsqu’on emploie ainsi le mot « embryon », on a dans la pensée un être que l’on définit ainsi : un embryon, c’est un être petit, sans forme. Or le mot « embryon » signifie « la croissance ». Aussi le mot n’est-il pas approprié : l’embryon n’est pas un être dont la nature serait d’être un embryon, mais c’est un être en croissance, à un stade embryonnaire, et dont la nature est la même que celle de ses parents. Ainsi, nous ne décidons pas du sens d’un mot, le sens nous précède toujours, et c’est à nous de nous y hausser.

Mais en même temps, chaque mot est porteur d’une expérience qui m’est propre. Lorsqu’un enfant prononce le mot « père », ce mot est riche de toute l’expérience qu’il a de son père, expérience unique, intraduisible, qui peut être colorée de multiples émotions. De telle sorte qu’il m’est impossible, par le mot, de transmettre toute cette expérience personnelle qui l’accompagne. Bien au contraire, ce mot ne va trouver un sens chez autrui qu’en y rencontrant sa propre expérience, toute différente de la mienne, ce qui va inévitablement engendrer de multiples malentendus.

C’est pourquoi il est aussi vrai de dire que le sens du mot est toujours d’abord en nous, de telle sorte que c’est le sens que le mot a pour autrui qu’il faut considérer avant de le prononcer. Cette ambivalence du langage vient sans doute de ce qu’il a la double fonction d’exprimer ma pensée et de rendre le monde signifiant. Du reste, il ne peut exercer l’une de ces fonctions sans l’autre. D’abord parce qu’il n’y a véritablement un monde que pour une pensée capable de saisir un ordre dans toutes les choses qui nous entourent. Et ensuite parce que la pensée ne peut se construire que parce qu’il y a d’abord avant elle, dans le monde, un ordre qui nous précède. Toute communication s’exerce sur cette ligne de crête qui sépare au fond le passé et le futur : le passé, c’est toute la tradition dont je reçois le langage, et qui nourrit le sens du mot. Le futur, c’est tous ceux qui recevront ma parole, dont j’ignore en partie le sens qu’elle aura pour eux. Sur cette ligne se tient le monde commun. Aussi l’appauvrissement du langage, comme sa manipulation, est d’emblée appauvrissement ou manipulation du monde. Les politiques ne l’ignorent pas, qui pèsent les mots et parfois les vident de leur substance. Au lieu d’exprimer le monde et de rendre notre expérience signifiante, le mot devient alors un simple « élément de langage », euphémisme pour dire « attrape-nigaud ».


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