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Védrine amoureux de géopolitique

Védrine amoureux de géopolitique

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« A l’origine, le mot stratégie, issu du grec et du latin stratos (« armée ») et agein (« conduire »), définit l’art de conduire les opérations militaires. Chef des armées, Périclès était stratège. Avec le temps -inflation verbale-, ce terme désigne n’importe quel ensemble d’actions coordonnées en vue d’atteindre un but précis dans quelque domaine que ce soit. Cela paraît évident, mais n’est pas stratège qui veut ! Sun Tzu, Clausewitz sont des penseurs stratégiques. Machiavel un stratège politique. Et il y a des grands capitaines qui sont aussi des stratèges : Napoléon. »

A la fois érudit et vulgarisateur, le Dictionnaire amoureux de la géopolitique d’Hubert Védrine regorge de pétillances, de bonnes formules, d’anecdotes et surtout de réflexions mêlant histoire passée et enjeux contemporains. L’ancien ministre socialiste des Affaires étrangères de 1997 à 2002, conseillé de Mitterrand, est considéré comme un spécialiste de politique internationale. A ce titre, il s’en donne à cœur joie dans son vade-mecum.

Sur la « mondialisation » et la « démondialisation » par exemple : « D’un côté ses partisans à tous crins pour qui la mondialisation est comme une évidence positive et l’assurance d’un progrès pour toute l’humanité, pour qui on ne peut ou ne doit ni la critiquer, ni la corriger, ni la ralentir, ni même la questionner, et à peine la réguler ; de l’autre ses contempteurs, pour qui elle est source de tous les maux, surtout quand elle est -horreur !- capitaliste ! ». Védrine évoque à ce propos le tourbillon sans fin des mouvements humains dans l’Histoire : « Il y a toujours eu des mondialisations partielles, si l’on peut dire. En Eurasie : celle du christianisme, celle de l’islam, celle des Vikings, celle des marchands arabes en Afrique (pour le commerce et l’esclavage), vers l’océan Indien et en Asie du Sud-Est. Celle, plus spécifiquement asiatique, de la Chine. Et, déjà mondiales, celles des colonisateurs européens, d’abord portugais, puis espagnols, anglais, français, néerlandais, danois, allemands, italiens, russes. Suivies des empires : ottoman, russe, britannique, français ; la mondialisation britannique (la plus étendue) de 1850 à 1914 ; les Japonais entre les deux guerres. Puis l’actuelle, depuis 1945, l’américano-globalisation. » L’auteur rappelle pertinemment combien la violence véhiculée par les mutations de ces dernières décennies fut inouïe : « Jean Tirole lui-même, le prix Nobel, a estimé que « l’homo economicus » avait vécu. La mondialisation à marche forcée telle qu’elle a été menée a été trop brutale, trop dérangeante, trop perturbatrice, trop insécurisante culturellement pour la plupart des peuples. Elle a provoqué en retour de puissants réflexes identitaires défensifs. Les traiter de « nationalistes », de populistes ou condamner le « repli sur soi » ne les fera pas disparaître. Sans parler de ses ravages écologiques. Mouvement brownien, permanent, et flux tendus. »

Au paragraphe dédié à « la France », Védrine assène quelques assertions bien senties : « Les progrès de l’islamisme seraient dus à l’échec de la politique… des banlieues françaises. Absurde et prétentieux ! Et les Frères musulmans ? Et les talibans en Afghanistan ? Et Boko Haram au Nigeria ? La France aurait été la seule à coloniser, à pratiquer l’esclavage, etc. Cela ne relève pas seulement de l’idiotie, de l’Histoire mal digérée ou de l’ignorance crasse, mais souvent d’une stratégie hostile. » Et plus loin : « Elle est, qu’elle le veuille ou non, un pays occidental, et ceux-ci ont perdu le monopole qu’ils ont exercé durant trois ou quatre siècles, sur la conduite des affaires du monde ! Un pays européen quand ceux-ci sont souvent divergents ! Un pays de Schengen, qui doit impérativement reprendre le contrôle des flux migratoires, un pays allié des Etats-Unis, qui doit devenir moins dépendant de leurs oukases et de leurs diktats […] Un pays qui doit défendre ses intérêts et pas seulement des « valeurs », des idées, des théories. Cela fait beaucoup, mais tout est lié… »

Sur l’Allemagne dont la France, fascinée, ne s’affranchit pas et a pu subir par exemple la honteuse décision unilatérale de laisser entrer en Europe 1 million de migrants syriens en 2015 : « Les désaccords s’accumulent : l’Allemagne est sortie -prématurément- du nucléaire avant de sortir du charbon ; elle a géré, seule, son problème migratoire et accru le pouvoir de chantage de la Turquie ; elle se tient… vis-à-vis de Trump, qui a tenu en otage pendant quatre ans l’automobile allemande ; n’a pas d’autre politique russe que le statu quo et la guerre de tranchée, mais elle a quand même essayé de faire le gazoduc Nord Stream 2 malgré Trump ; elle ne veut pas de changement en Europe tant la situation actuelle lui est favorable, ce que Mme Merkel a très bien incarné. »

Concernant le sujet majeur et stratégique de « la francophonie », le géopoliticien cible parfaitement le principal enjeu : la défense de la langue française, au-delà de nos frontières mais aussi à l’intérieur de celles-ci. « La France ne peut rester le centre naturel du rayonnement francophone qu’en maintenant chez elle une bonne connaissance et maîtrise du français. Par faillite éducative, snobisme (pseudo-modernisme, start-up, globish, envahissement d’une sous-langue commerciale), ce n’est plus tout à fait le cas (sans parler des régressions obscurantistes telles que l’écriture inclusive, ou idéologiques telles que le pédagogisme). Pourtant, le maintien d’une diversité culturelle (qui n’a rien à voir avec le multiculturalisme défaitiste repentant et à sens unique qui mélange tout) et linguistique est un des terrains où résister au nivellement mondial. »

Nombre de  portraits de personnages sont tracés dans ce dictionnaire, ainsi celui du controversé philosophe américain Francis Fukuyama : « Un des rares penseurs à avoir eu au cours des trente dernières années un impact mondial. Né en 1952 à Chicago, il a donné, dès 1989, puis 1992, donc au moment de la disparition de l’URSS, dans La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme, la meilleure expression d’une vieille idée hégélienne : l’Histoire est finie, faute de combattants, puisque tout le monde, ou à peu près, s’est rallié à la démocratie et à l’économie de marché. C’est tellement ce que les Occidentaux voulaient entendre, les Américains sur un mode triomphal, les  Européens sur un mode idéaliste, voire ingénu, qu’il est devenu le symbole même de leur optimisme durant la décennie 1990. Par la suite, Francis Fukuyama a, au vu des évènements des décennies 2000 et 2010, nuancé sa thèse que Samuel Huntington avait réfutée, même s’il dit croire encore à long terme à la validité de son analyse. Pour l’heure, quoi que croient encore les Européens, le monde n’est pas « fukuyamesque ». »

En revanche, les vues « védrinesques » sont souvent pertinentes et à rebours des pensées dominantes.


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