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Vive l’anti-développement personnel !

Vive l’anti-développement personnel !

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Première journée à Paris depuis longtemps. La fréquence relativement faible de mes venues dans la capitale me permettant de constater comment le paysage global de la lecture évolue au fil du temps, une chose m’a frappé aujourd’hui : s’il est une catégorie de livres qui ne cesse de croître et conquérir des rayons chez les distributeurs de livres, il s’agit bien du développement personnel, dont les ouvrages sont désormais légions pour répondre à la demande des lecteurs en quête de changement dans leur vie.

Entrer dans le club très sélect des dominants…

Qu’appelle-t-on un livre de développement personnel ? Un livre qui fait justement miroiter un changement de vie pour son lecteur ; c’est même là son fonds de commerce : qu’il s’agisse d’enseigner une nouvelle compétence, de donner les secrets du succès, de la séduction ou de la fortune, de livrer la recette du bonheur ou d’une vie heureuse, les livres de développement personnel semblent mettre entre nos mains le chaînon manquant de notre évolution existentielle vers ce qui fait une vie réussie. Rien que ça. Comme si ce qui nous séparait de nos rêves aujourd’hui se résumait à deux choses : savoir et agir. Qui n’a entendu parler le La Semaine de quatre heures, ou de Miracle Morning, autant de best-sellers supposés avoir révolutionné des millions de vie ?

Lorsque l’on vient du monde de l’entreprise (et pas seulement), il est de grandes chances que nous ayons reçu une forte dose d’exposition aux livres de développement personnel. Dans les structures où les maîtres-mots sont la mobilité et le changement, voire la transformation, le livre de développement personnel offre une chance de pouvoir s’en sortir par le haut, et de poursuivre son ascension vers cet idéal du Leader, nec plus ultra de la doxa libérale – le sésame par lequel, dans la compétition de tous contre tous, s’ouvre à nous le club très select des dominants.

L’homme nouveau personnellement développé

Qui serait contre le fait de se développer ? Personne. Au contraire, le développement est sans aucun doute la marque d’une existence qui s’accomplit. Pourtant, l’avènement du développement personnel et de ses représentants de papier cachent en réalité un phénomène beaucoup plus sournois, qui place cet accomplissement sur le registre de notre seule volonté. La réussite individuelle et sociale devient fonction de la volonté par le biais du développement personnel. Les secrets de Richard Branson et Steve Jobs ayant été publiés au grand jour, quelle excuse avons-nous de ne pas encore leur ressembler ? L’empire des livres de développement personnel, en prétendant donner les clés du succès, légitiment en réalité l’échec et culpabilisent celui qui le vit. Et enfoncent ainsi un peu plus ces pauvres qui ne vivent leur condition que « parce qu’ils le veulent bien ».

Au revoir nos systèmes de pensée, au revoir nos émotions, au revoir nos racines, au revoir notre environnement social, au revoir nos fragilités – bref au revoir tous ces systèmes complexes qui structurent et déterminent la richesse de notre vie intérieure, qui définissent autant notre humanité que notre spécificité, et qui sont en vérité le seul socle sur lequel notre accomplissement peut reposer; l’heure est désormais à la naissance de l’homme nouveau, celui qui s’est personnellement développé, et qui n’a plus rien à faire des vieilleries embarrassantes de sa vie passée qui sont autant de fardeaux à dégager. Les livres de développement personnel lui ont donné la possibilité d’être celui qu’il veut être plutôt que de devenir profondément lui-même. Comme si l’identité se commandait et se constituait telle un puzzle dont on a soigneusement choisi les pièces. Bref l’identité fonctionnelle, désincarnée, construite, et débarrassée de toutes ses contraintes.

Standardisation de l’humain

Difficile de ne pas voir dans l’ombre des livres de développement personnel – surtout anglo-saxons – l’un des leviers d’action du totalitarisme libéral visant à la standardisation de l’humain et à sa réduction à la somme de ses attributs fonctionnels, tel un smartphone dans lequel on télécharge de nouvelles applis. On y trouve la même idée directrice partagée aussi bien dans les bureaux des grandes banques anglo-saxonnes, dans les départements universitaires des gender studies, que dans les entreprises manipulant les embryons dans un but commercial : les limites de l’humain, dans leurs dimensions physique, psychique et culturelle, sont autant de barrières à faire sauter par un mélange savant de technique et de volonté.

Les livres de développement personnel jouent un rôle majeur pour perpétuer au sein des masses la foi dans un système libéral prêt à donner sa chance à quiconque de réaliser son rêve américain du moment qu’il il le mérite. Le succès n’a jamais semblé aussi proche, les success stories réelles, bien qu’elles soient en fait séparées d’un mur de verre les rendant inaccessible au commun des mortels. Car le succès ou le bonheur ne se résument pas à une pseudo-recette miracle. Pour avoir lu plusieurs ouvrages de développement personnel (souvent anglo-saxons), je dois dire qu’ils sont souvent d’une indigence incroyable. La prose y est verbeuse, la réflexion pauvre, les idées péremptoires et les exemples donnés sonnent faux. La pensée y est présentée de manière monolithique, ce qui rend son fil prévisible et sans intérêt. Inconcevable que l’on révolutionne sa vie par de telles lectures, généralement très vite oubliées.

En m’éloignant des rayons de développement personnel, une pensée me taraude : nous devons espérer que le livre de développement personnel ne sacrifie pas l’ensemble de la production littéraire sur l’autel de l’utilitarisme. Car force est de constater qu’il accomplit le projet inverse de celui qui porté par la plupart des hommes qui se sont évertués à écrire : il contribue à l’appauvrissement, voire l’effacement progressif de ce qui nous rend humain. Et de conclure que finalement l’ouvrage qui a la vocation d’enrichir vraiment notre vie intérieure, devenant par là le véritable livre de développement personnel par excellence, cela reste encore le roman.


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