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Aveuglements : la généalogie du nihilisme

Aveuglements : la généalogie du nihilisme

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Dans Aveuglements, l’essayiste Jean-François Colosimo dont les recherches portent sur les métamorphoses contemporaines de Dieu, pose un regard érudit sur les guerres, les religions et les civilisations. Il entreprend, dans cette somme, de dénouer l’écheveau de la généalogie secrète du nihilisme, du diable et de ses possédés, au cours des trois derniers siècles.

Dans notre époque rendue folle par sa démesure, le moins que l’on puisse dire est que Colosimo formule les questions essentielles, celles qui peuvent dicter notre conduite et nos engagements dans la société : « Pourquoi, après trois millénaires et demi d’humanité historique, et autant à parfaire le droit des personnes, des nations, des armées, tue-t-on plus que jamais au nom de Dieu – ou des idoles, dira le fidèle, qui le travestissent ? Faut-il parler de renouveau ou de revanche du sacré ? La croyance est-elle soluble dans la démocratie ? La communauté de foi est-elle compatible avec l’Etat de droit ? Devons-nous endosser le choc des civilisations ou promouvoir le dialogue des cultures ? Est-il encore une unité concrète du genre humain, quoi qu’il en soit de la diversité des temps et des espaces où elle se décline, qui puisse rendre compte d’une même destinée, hors la guerre perpétuelle des identités meurtrières ? Qui, d’ailleurs, fait quelle guerre, à qui et au nom de quoi ? Et n’est-il pas déjà trop tard pour endiguer ce basculement en apparence irrésistible du monde dans la barbarie ? » La guerre de tous contre tous, émanation du logiciel libéral qui instille la concurrence absolument partout, s’offre en spectacle, celui d’un monde irréconciliable dont les boussoles s’affolent dans tous les sens : « Enfin, le vocabulaire dominant, passé du registre stratégique au répertoire médiatique, qui mêle allègrement guerres coloniales, civiles et ethniques, guerres régionales, impériales et internationales, guerres justes et préemptives, guerres de sécessions, de religions et de civilisations, guerres contre personne et de tous contre tous, brouille définitivement le tableau. » Colosimo ne tourne guère autour du pot et pointe clairement le péril que représente cette transformation de l’islam qui ne s’est pas opérée dans le sens de la sécularisation, chemin précédemment emprunté par d’autres religions, mais vers la radicalisation : « Le brutal renversement de perspective sur l’islam, puisqu’il y va d’abord et principalement de lui, n’en déplaise aux belles âmes et il faut donner raison à Gilles Kepel là-dessus, n’y est pas étranger : d’être passé en deux décennies du modèle de tolérance qu’auraient mythiquement incarné Cordoue et Istanbul à la mécanique d’intolérance que commanderait le cimeterre planté au cœur du Coran le rend deux fois inconnu et d’autant plus menaçant. »

Notre auteur y va encore d’une vive critique des idéologies ayant cherché à se substituer de force aux religions traditionnelles, particulièrement en Occident. Il fustige cette théologie politique forgée par les Lumières dont le XXème siècle a été un concentré particulièrement sanglant : « Au titre des comptabilités macabres, l’industrie de la fin de la religion, telle qu’administrée par les totalitarismes politiques, l’emporte pour l’instant en masses, méthodes et mânes sur l’artisanat fondamentaliste. Ensuite, notre contemporain s’en souvient au titre des ruses de l’histoire, les régimes révolutionnaires nommément athées, seul référent pratique en l’espèce, ont bricolé indistinctement messes, icônes et anathèmes de deuxième main pour se conserver. Enfin, il ne peut malheureusement l’ignorer au titre de sa propre vulnérabilité, il n’est plus désormais, outre l’enfance, que la terreur à laquelle on puisse accoler l’épithète de « sacrée ». Sous la double révélation, coup sur coup, de l’illusion de la croyance et du mensonge de l’incroyance, le voilà, tels les anti-héros de Dostoïevski, à croire quand il ne croit pas et à ne pas croire quand il croit. Soit la définition même, selon l’auteur des Démons, du nihilisme. »

Nous sommes irrémédiablement plongés dans un nulle-part omniprésent, un « nulle-part indifférent » selon Colosimo, « immense hub d’aéroport aux mille et un guichets qui nous sert de cadre d’existence et se rétrécit à un billet low cost d’occasion » ; voilà ce à quoi a conduit la violente crise identitaire qui nous frappe : au rien, au nihilisme. La déconstruction méthodique de nos repères nous a tués, nous avons découvert que la modernité était mortifère, que le progrès écrasait de son poids notre humanité dont les gémissements, les pleurs et les grincements de dents traduisent l’infini chagrin d’avoir perdu pour toujours un monde humain. Disons, et c’est grande tristesse, qu’impénitents fascinés par l’illusion progressiste, nous ne prenons conscience de toute cette destruction que par moments, par instants, préférant le plus souvent garder une cécité rassurante. Les bonheurs factices offerts par la nouvelle providence que pensent incarner le marché et la consommation à outrance ont anéanti une part sacrée en nous, et donné raison à la prédiction de Bernanos dans La France contre les robots : « On ne comprend rien à la société moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration contre toute espèce de vie intérieure. » Le libéralisme, horizon indépassable, ayant fait de nous des narcisses survoltés parfaitement étrangers les uns aux autres, n’ordonne-t-il pas de détruire toutes les limites, toutes les valeurs traditionnelles afin que nous conquérions le graal de l’auto-émancipation ? Ce libéralisme, hors de toute régulation, n’a-t-il pas exigé et obtenu la mort de Dieu, et établi le postulat que l’homme-Dieu n’est heureux que dans sa fonction d’agent économique délesté du poids de la transcendance ? Ne récoltons-nous pas, finalement, le simple résultat de nos actes et de nos renoncements ainsi traduit par notre essayiste : « La souveraineté est ce terme qui à lui seul permet de résumer le passage de l’âge théologique à l’âge politique et à aujourd’hui : elle fut celle de Dieu, elle a été celle de l’Etat, de la nation, du peuple, puis de l’homme, présentement de l’individu, et elle est en passe de devenir celle du rien. »

Soucieux d’offrir quelque viatique, Colosimo confesse l’alpha et l’oméga constituant le fil de sa vie et de son œuvre : « Puisqu’il faut un aveu, je me reconnais de l’Evangile. » Puisse notre société par un retournement salutaire professer un tel credo, cette foi en Dieu qui l’avait si bien structurée et équilibrée tout au long des siècles. Il y va aujourd’hui de sa santé mentale, spirituelle, de sa survie s’il est temps, ni plus ni moins.


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