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Régis Debray : D’un siècle l’autre

Régis Debray : D’un siècle l’autre

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« Ma génération a eu le privilège d’avoir vu mourir un monde et en naître un nouveau. Le passage du siècle américain au siècle asiatique aura un jour ses historiens. » affirme Régis Debray, en exergue de son nouvel ouvrage D’un siècle l’autre. Notre auteur y relate ce que l’Ecole, la prison, le forum, l’Etat lui ont appris au cours de cette traversée des âges qui a vu « la transition d’une religion séculière de l’Histoire à un culte religieux de la nature, d’une société qui se cachait la mort à une autre, la même, qui doit s’en accommoder, mais aussi de la lettre au tweet, du campagnard au périurbain, de l’industrie aux services, du transistor au Smartphone, de l’esprit de conquête au principe de précaution, de la France républicaine à la France américaine, d’un gouvernement du peuple au gouvernement des Experts, du citoyen à l’individu, de l’Histoire pour tous à chacun sa mémoire, de la domination masculine à l’ascension féminine, d’un moment où la politique était presque tout et l’économie peu de choses à un autre où l’économie est tout et la politique presque rien. » Du bon Debray assurément, virevoltant et prêt à assumer un rôle de passeur d’époques.

« On prenait son temps, en haut, comme en bas de l’échelle. » Comment mieux dire ce qui distingue le temps de l’après-guerre de celui de la post-modernité ? « Un voyage officiel aujourd’hui, ce sont quelques heures dans une capitale étrangère, mais de Gaulle, chef d’Etat, en Amérique latine, y resta trois semaines d’affilée. Un reportage, c’est une semaine de terrain. Prenant congé de l’Ecole en 1963 pour un bref reportage au Venezuela, j’y suis finalement resté six mois, plus six autres dans les pays voisins. » On prenait le temps donc. « En ce temps révolu, celui des Humanités, où les chiffres n’avaient pas encore pris le pouvoir », on vénérait moins l’argent, on avait le sens de l’honneur et celui du sacrifice pour les causes plus grandes que soi, on croyait à Dieu et à Diable, on était moins cynique, ce dernier point étant un des marqueurs majeurs de l’époque individualiste où nous sommes. Le chacun pour soi a engendré la défiance, la lutte de tous contre tous, la comparaison des richesses et des réussites sociales, seul baromètre digne d’intérêt aux yeux de contemporains obsédés par la toute-puissance de l’image.

Blaise Pascal avait bien prévenu : « Tous les malheurs des hommes viennent de ce qu’ils ne savent pas se tenir en repos dans leur chambre. » Cette image renvoie à la nécessité de la mesure, à la maîtrise de l’hubris, aux valeurs d’humilité et de modestie, au silence et à la réflexion, toutes choses dont nous sommes devenus incapables, persuadés d’être immortels. Voilà le fond du problème : la disparition de la mort des radars modernes, l’inacceptation de notre finitude. Nous avons cru bien naïvement au mensonge de la Technique qui professait une immortalité imminente et à la portée de tous. Cela nous a rendu fous, et nous avons fait le choix inouï de la servitude volontaire à la matérialité, au bruit continu, à la cacophonie incessante, au bavardage ininterrompu, à l’illusion de vivre par l’agitation et le remplissage minuté des agendas, en guettant anxieusement, souvent sous neuroleptiques, l’éternité promise non plus par Dieu mais par le transhumanisme.

Si nous écoutons Flaubert, il faut pourtant se défier de l’air du temps : « Voulez-vous ne pas vous tromper ? Tenez pour fausses toutes les idées chères à notre temps. » Régis Debray étaye l’affirmation : « La chance m’a été donnée de voir défiler, rive gauche, sur un demi-siècle, le prophétique tous talents -philosophe, romancier, chansonnier, dramaturge, scénariste, critique d’art, vaudevilliste : Jean-Paul Sartre. Ensuite, détrônant le premier, le spécifique, menant d’admirables et pointilleuses enquêtes sur l’asile, la clinique, la prison, les tribunaux : Michel Foucault. Et enfin, le cathodique, se livrant vaillamment à la promotion tous azimuts du Bien et de sa personne. […] Sont exclus du champ ceux qui ne sont pas dans le champ. Aussi doit-on rejoindre, quand on veut peser, la filière spectacle, car c’est elle aujourd’hui qui dit le Bien et le Mal. […] Le numérique déclasse le cathodique. « Tous prêtres », disait Luther. « Tous juges », pourrait-il dire aujourd’hui, en lointain parrain de notre Réforme-bis, favorable, comme la première, à l’esprit d’entreprise et d’investigation. »

Quel piteux spectacle que notre monde moderne ! Par la grâce de l’audiovisuel, les sophistes triomphent auprès des followers, fans et groupies. Comme au IVème siècle avant Jésus-Christ, les sophistes ont pris la place des philosophes. Nous avons sciemment détruit la culture, jugée trop élitiste et trop inégalitaire ; nous avons adopté la posture du sachant campé sur son ego, ignorant qu’il est déculturé et décivilisé, mais qui clame fièrement : « Je suis humaniste, intervenant et debater ». Ce chemin de conversion au progressisme nous a permis d’appartenir au camp du Bien. Nous avons eu notre graal. Mais il constitue une bien cruelle croix.

O tempora, o mores… L’esprit critique, cet ange gardien, nous a quittés. Comme la liberté. L’horizon est d’un noir profond.


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