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Samuel Dock : Nouveau malaise dans la civilisation

Samuel Dock : Nouveau malaise dans la civilisation

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Propos recueillis par Maximilien Friche

Mauvaise Nouvelle : Votre livre s’appelle Nouveau malaise dans la civilisation en référence notamment au livre de Freud sorti peu de temps avant l’avènement du nazisme. Nous ressentons bien le malaise dans lequel nous sommes, en revanche qu’a-t-il de nouveau ? N’est-ce pas le prolongement du même malaise, la mise en œuvre des mêmes mécanismes, de ce vaste virus de la pensée produisant toutes les idéologies contre la personne humaine ?

Samuel Dock : Je pose la question à plusieurs reprises dans l’ouvrage mais sur un plan strictement psychanalytique, pour respecter la théorie de Freud, il faut se livrer à des interprétations assez compliquées pour que le malaise actuel soit compris de la même façon que l’inventeur de la psychanalyse. Freud n’évoquait que très peu, dans Malaise dans la civilisation les idéologies, et il le faisait surtout à titre d’exemple. Parlant par exemple des antisémites unis dans leur haine du juif, des communistes unifiés dans leur haine des bourgeois… bref, des groupes qui ne « s’entendent » que lorsqu’ils désignent un ennemi commun. Freud parlait surtout de l’individu qui doit renoncer à son pouvoir individuel pour vivre en société. Comme Rousseau me direz-vous. Mais il allait plus loin en s’intéressant à l’arrière-cours inconsciente de cette transaction entre l’homme et le groupe humain auquel il appartient. En quelques mots : le malaise naissait du renoncement pulsionnel qu’exigeait la société ; l’homme devenait névrosé, se révoltait, à force d’abdication sur ses désirs. Le « Surmoi », cette force interdictrice interne, inconsciente, qui nous structure et nous fixe des limites finissait par se retourner contre l’individu.

Où en sommes-nous aujourd’hui ? Dans une situation radicalement différente, voire opposée. Aujourd’hui la société n’attend plus de l’individu qu’il abdique sur ses désirs mais qu’il les réalise, qu’il jouisse. C’est « l’éthique » inhérente à la société de l’hyperconsommation. Mais nous sommes des êtres inachevés, des êtres qui naissons manquant et le restons tout au long de la vie, nous ne serons jamais « complets ». C’est de cet état de manque que nait l’état de désirance… Et le langage. On ne peut surmonter le manque-à-être que j’évoque, ou toute autre perte, que par le biais des mots, qui médiatisent le deuil, l’absence… Or, la société fait de ce manque un handicap qui doit être contrebalancé par des achats, des fétiches, des expériences… Autant de prothèses narcissiques pour un individu qui ne sait plus s’arrêter de consommer, qui est prisonnier de ce que j’appelle « l’hédonisme de survie » : Plutôt que de chercher à nous représenter une angoisse, nous essayons à tout prix de la « contrer » de manière opératoire, matérielle. Cela nous soulage pour un temps. Mais il faut bientôt un nouvel objet, un nouveau fétiche pour pourvoir à l’anxiété qui inlassablement revient. Ce n’est qu’un aspect du travail que j’ai réalisé avec Marie-France Castarède. Il faudrait aussi parler du narcissisme natif du désinvestissement des grandes entités de sens, le déni de l’altérité, le passage à l’acte, le culte de l’urgence, le fléchissement culturel…Nous sommes parvenus, au terme de ces deux ans de travail, à un ouvrage très dense.

MN : Vous êtes psychologue clinicien, aussi regardez-vous peut-être notre civilisation comme vous regardez un être mû par des troubles affectifs, des troubles du raisonnement, du comportement,… Que vous apporte votre science et votre expérience dans la compréhension de notre mal-être ? Quels parallèles faites-vous entre la souffrance individuelle et celle d’une société, d’une civilisation ?

SD : J’ai un fonctionnement très particulier qui a tendance à m’éloigner de mes confrères et de mes consœurs. J’ai un véritable souci de la transdisciplinarité et, je le précise, un amour fou de la sociologie. J’aime par exemple proposer une analyse de la radicalité du mal des djihadistes en employant la pensée d’Hanna Arendt puis, lier cette pensée aux travaux très cliniques sur « la pensée opératoire. » Si je propose une analyse d’une souffrance individuelle, je dois aussi la penser dans un cadre sociologique ou anthropologique, sinon, je ne suis pas à l’aise, je me sens malhonnête. Je serai tout de même plus tranquille si je pouvais rester entièrement fidèle à ma discipline initiale ! Il faudrait toujours plus se spécialiser, devenir « expert » en ceci ou en cela. Pour ma part, je pense que la connaissance vivante ne s’épanouit que dans la divergence et la multitude.

La réponse à votre question exige de très longs développements qui se trouvent dans le livre. Je dirai tout de même que c’est sous le primat du narcissisme que convergent les problématiques individuelles et sociales. L’individu se retranche de plus en plus en lui-même, peine à supporter les limites, fétichise son corps, dénie l’altérité, perd le sens de son existence, vacille entre dépression et perversion, nihilisme et narcissisme… Borderline. La société, s’épuise dans le jeu de la consommation, se rétracte sur de vieux archaïsmes plutôt que de se réformer, dresse des frontières pour se rassurer, l’ennemi c’est nécessairement l’autre, l’hyperindividualisme triomphe pour un temps… Jusqu’à ce qu’il faille payer l’addition.

MN : Diagnostiquez-vous une urgence pour notre civilisation ? Êtes-vous pessimiste ? Ne pensez-vous pas que nous vivons simplement de façon perpétuelle, dans un équilibre instable dû à une co-évolution du bien et du mal, l’un et l’autre s’amplifiant au fil des siècles ?

SD : Je suis très pessimiste mais je refuse de céder à l’apathie comme je refuse les shoots d’adrénaline médiatiques de la société du spectacle… J’écris, je créé, je me mobilise aussi bien dans mon travail littéraire qu’auprès de mes patients : je suis profondément vivant. La situation dans laquelle se situe l’humanité est cependant alarmante, et s’il faut vous faire une confidence, j’ai parfois le sentiment qu’il est trop tard, que nous ne parviendrons pas à changer de cap assez vite et que notre culture du divertissement à tout crin célèbre simplement notre extinction à venir : hédonisme de survie jusqu’au bout quand seule une pensée pourrait sauver la terre.

Nous parlons plus volontiers, en psychanalyse, d’Eros et de Thanatos, que de bien et de mal. Eros, les pulsions de vie, nous conduit à nous lier aux autres, à créer des ensembles toujours plus grand. Thanatos, les pulsions de mort, nous pousse à revenir à l’inorganique, à répéter sans cesse les mêmes conduites. L’énergie psychique qui s’investit dans l’un ou dans l’autre ne s’amplifie pas au fur et à mesure du temps, aussi tapageuses semblent certaines manifestations de la pulsion de mort. En revanche, elle peut s’orienter plus massivement vers Eros ou Thanatos. Aujourd’hui, la pulsion de mort semble gagner la bataille.

MN : Le Nouveau malaise dans la civilisation est un dialogue. Comment est née l’idée de ce livre sous la forme d’une discussion ? En quoi cette forme, plus que toute autre, permet selon vous de révéler notre problème, ses causes profondes, de façon efficace ?

SD : Nouveau malaise dans la civilisation prolonge une réflexion entamée avec notre ouvrage Le Nouveau Choc des Générations. Dans ce premier ouvrage, Marie-France Castarède et moi-même cherchions précisément à faire dialoguer nos générations respectives. Leurs lignes de forces, leurs fractures, leurs valeurs communes comme tout ce qui les opposait, notre échange rendait plus lisible et plus vivant notre propos : nous incarnions le choc. Mais nous incarnions également sa solution puisque nous nous le surmontions dans notre confrontation.

Nous aurions pu changer de méthode pour Nouveau malaise dans la civilisation et opter pour une approche plus traditionnelle de l’essai. Mais nous avons réalisé que notre démarche nous obligeait à une plus grande exigence quant au développement, à l’étayage de nos idées. Beaucoup d’auteurs publient des ouvrages avec un « Je » qui parfois évince d’autres interprétations des problématiques qu’ils traitent, d’autres théories…Nous, nous avons toujours eu l’autre pour nous conduire à aller plus loin dans la réflexion. Outre l’aspect ludique, le lecteur peut également apprécier de voir notre pensée s’enrichir, grandir au fil des pages, au gré des interventions de l’autre, de ses contradictions. Ce qu’il voit naître, en définitive, c’est un « sens ». Voyez-vous, « penser » exige cette mise en tension, cet inconfort, cette impossibilité de « contrôler » l’altérité. Finalement, nous nous situons dans une démarche pleinement philosophique : plutôt que d’apporter rapidement des solutions concrètes (ce qu’au bout du compte nous faisons également), nous invitons à sans cesse prolonger le questionnement.

J’ajouterai que dans la société narcissique hypermoderne, suspendre l’accélération sociale du temps pour échanger patiemment, oser le désaccord, refuser de chosifier le langage pour contrer l’angoisse, respecter la singularité de l’autre pour évoluer avec lui, me semble un acte de résistance intellectuel !


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