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Steiner et Rebatet ou l’intelligence à l’œuvre

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Ceux qui ont lu George Steiner reconnaissent, par-delà son époustouflante érudition, sa généreuse impartialité qui lui permit de réserver ses admirations autant à ses ennemis, même les pires, qu'à ses amis, pour autant que les uns et les autres aient du génie. L'honnêteté intellectuelle de ce linguiste référentiel l'amena à « proférer » des opinions qui seraient condamnées aujourd'hui par le néo-puritanisme triomphant : à savoir que la littérature « de droite » lui paraissait supérieure à celle « de gauche » et que les régimes politiques « durs », voire dictatoriaux, amenaient mécaniquement l'art à se transcender lui-même à l'intérieur de zones de résistance.

Je souscris à cet avis.

Cette impartialité quasiment forcenée conduisit donc Steiner à échancrer la droite occidentale jusqu'à atteindre ses extrêmes dans le seul but d'opérer le sauvetage de chefs-d'œuvre radiés des doxas éditoriales au nom desquelles les diamants noirs de la transgression connurent le même pilon que les enfants des écrivains maudits, fussent-ils de beaux enfants. Ces chefs-d’œuvre, Steiner les a lus, lui qui a parcouru toutes les Babel du monde. Et il nous les a offerts dans ses récits d'admiration.

Après s'être penché sur de si troublants soleils, le linguiste voulut aller plus loin et connaître leur ciel originel. C'est dans cette logique qu'il rencontra Lucien Rebatet, Ezra Pound et Pierre Boutang… Une intelligence sait toujours reconnaître une autre et des ponts se tendent parfois au-delà d'idéologies incompatibles, voire de leurs mises en actes.

Sans Steiner, sans ses lumières à lui, jamais je n'aurais eu accès à cette pépite suprême de la littérature que nous a léguée un fasciste « pur jus », condamné à mort pour faits de collaboration, puis finalement gracié. Je veux parler des Deux Étendards de Lucien Rebatet…

François Mitterrand – qui « portait » à droite ses sympathies intellectuelles et quelques autres de ses inclinations – confessait qu'il existait deux sortes d'individus : ceux qui ont lu Les Deux Étendards et les autres.

Je souscris là aussi à cet avis.

Steiner, qui avait lu dès l'âge de huit ans l'Iliade et l'Odyssée dans le texte, situait les Étendards du côté de chez Proust et, en tous les cas, bien au-dessus du fameux voyage raconté par le docteur Destouches.

Je reste convaincue qu’aucun écrivain contemporain ne peut rivaliser en esprit et en style avec ce condamné à perpétuité : j'insiste sur le terme car il est clair qu'on ne pardonnera jamais au génie d'avoir été un homme, ni à l'homme d'avoir été cet homme-là. Entrer en librairie et demander Rebatet au comptoir, c'est subir en différé et en version allégée, mais néanmoins définitive, un autre type de condamnation. C'est endosser dans une fulgurante immédiateté la chemise brune des maudits. Vous voilà « fasciste ». C'est la gauche « ultra » qui vous le dit, celle qui wokise, puritanise, nettoie, genre, dégenre, blanchit, déboulonne, révisionne, négationne et, accessoirement, ordonne le massacre de la langue à laquelle sa branche maîtresse dut ses plus flamboyants manifestes au temps de Jaurès…

Moi, j'ai lu Les deux Étendards et d'emblée, les grands phares existentiels qui éclairent les siècles depuis que l'homme a trouvé « les mots pour le dire », ces grands phares-là, je les ai retrouvés, braquant leurs lumières éblouissantes sur les questionnements éternels : la vie, la mort, l'amour et l’inéluctabilité tragique de leurs appariements : Dieu et Satan, Éros et Thanatos, le pur et l'impur, l'ordre et le chaos… Bref, toutes les polarités exemplaires enluminées par la plume ensauvagée de Lucien Rebatet.

Rarement eus-je accès à un tel phénomène d'élévation du verbe, à une telle dynamique d'accouplement de ses créatures sémantiques, à une telle orgie langagière qui participe d'un appétit de dire porté jusqu'aux plus grands affamements. Jamais – du moins dans le roman – je ne me suis coltinée à une telle puissance inventive, à la découverte d'une langue vivace comme une plante carnivore saoulée aux puissances de sa propre sève. Rebatet pense, sent, invente, crée, recrée, ose, vitupère, maudit, blasphème, fracasse, dépasse, transgresse et émerveille…

Mais la fée Doxa ne l'entend pas de cette oreille qu'elle tient tendue vers les écrivains corrompus par le caramel mou des bienveillances, cette visqueuse douceur dont on gave la nouvelle littérature ad nauseam, et pour tout dire, la culture dans son prisme le plus large. On pleurniche et on pardonne à tout va, à l'écran comme dans la vie. Tout cela – ce sentimentalisme lacrymogène – nous vient des Amériques en même temps qu'une armada de cargos lestés de Kleenex. Mais soit.

Puisse cette glose scripturale rayonnant de tant de pâleur sur les nouveaux étals des librairies comme un achalandement de viennoiseries au miel affadies, revenir un jour aux dictionnaires, aux glossaires et aux nomenclatures précieuses. Puisse-t-elle recouvrer la subtilité de ses temps conjugués qui ouvraient dans le passé des loges particulières où le réel déployait le spectre de ses propositions. Puisse-t-elle enfin imposer la victoire de la lettre sur le chiffre qui prescrit nos nouveaux alphabets : j’entends, ces myriades de pixels qui broient la beauté du geste calligraphique, ces soleils en toc qui vous ruinent un cerveau d'enfant à coups de mirages insanes. Ah ! Ce hurlement des couleurs… L'enfant n'entend déjà plus le chant du Monde…

Mais il se pourrait que le monde ait cessé de chanter.


Les Deux Etendards
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