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La légère, subtile et mystérieuse Providence

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Notes sur le Saint-Esprit et la liberté humaine 1/4

 

L’une des singularités les plus déplaisantes de l’homme moderne est d’appliquer aux œuvres du passé, et de sa propre tradition, le même genre de condescendance et de mépris dont fit preuve le pire colonialisme à l’égard des autochtones. L’irrévérence à l’endroit des œuvres et des styles, des manières d’être et de voir n’est pas seulement un manque de tact, un signe certain de vulgarité, mais aussi et surtout un extraordinaire moyen de nivellement par le bas et de destruction dont les conséquences sont l’extinction de toute flamme intérieure et l’abandon de toute quête de beauté et de vérité.

Ainsi l’agnostique moderne, imbu de quelques vagues notions « scientifiques » auxquelles, au demeurant, il ne comprend rien, traitera de Dieu, du Saint-Esprit, et de toute notion théologique ou métaphysique, avec la même ignorance arrogante dont l’ethnologue rationaliste fit usage pour traiter des cultures « primitives » ou « prélogiques ». Étranger à sa propre tradition, comme à toute autre, le moderne n’abandonne son outrecuidance critique que pour se prosterner devant le sacro-saint « progrès » dont, croit-il, le déterminisme inepte l’a « délivré » de la divine Providence.

Ce que le moderne nomme « libération » n’est cependant que la chute sous un joug plus terrible. Comment croire que celui qui choisit l’obtus et impitoyable déterminisme contre la subtile, légère et mystérieuse Providence n’est point, par définition, un ennemi de toute forme de liberté ? Sans doute la liberté n’est-elle désormais inscrite sur les frontons que pour compenser son absence dans la cité et dans les cœurs. N’est-il pas étrange que nous ne nous réputions si ostentatoirement libres que depuis le moment fatal où, dans la levée des conscriptions générales et des guerres totales, l’État acquit sur chacun un droit, dont il use largement, de vie et de mort ? Et lorsque ce n’est pas l’État, l’Économie et la Technique pourvoient à cette mortuaire soumission. Dans son magistral essai Du pouvoir, Bertrand de Jouvenel sut montrer que l’histoire politique moderne est d’abord l’histoire d’un accroissement du pouvoir. Plus nous attendons de l’État et plus promptement nous sommes conduits à abdiquer en sa faveur nos libertés et nos privilèges, − fût-ce à des instances qui semblent échapper à l’État, mais qui n’en sont, en réalité, qu’une forme mutante et pour ainsi dire globalisée.

Qu’est-ce qu’un homme libre ? Sans doute sera-t-il impossible de disserter plus longtemps sur la notion de liberté en méconnaissant le changement d’acception du mot depuis l’époque « démocratique » (que nous définissons ici, non comme État de droit, ou régime parlementaire, écorces fragiles, apparences à la merci du nombre, mais comme « Règne de la Quantité », au sens guénonien). L’homme « démocratique » serait ainsi celui qui se juge libre aussitôt qu’il n’est plus astreint à d’autres contraintes que celles qui l’obligent aux activités nécessaires à sa survie. Or, loin de pouvoir choisir ces activités, il se trouve qu’elles lui sont imposées, et de la façon la plus arbitraire, la plus abstraite, voire la plus incompréhensible. Entre la cause de ce qui est exigé de lui, et l’effet de ce qui lui est accordé, toutes sortes d’intercessions abstraites interviennent qui lui rendent insensible la raison d’être et la logique de ses actions. Rien n’est plus attristant que ces efforts qui ne tiennent plus, ni en causes ni en conséquences, au réel et dont celui qui les accomplit, en une suite d’activités insignifiantes ou absurdes, est littéralement dépossédé, sinon par l’argent qu’on lui donne en échange. Mais là encore l’échange est de dupe, puisque l’argent, qui déjà change toute qualité en quantité, par surcroît ne lui appartient pas vraiment, laissé à la discrétion de l’État qui s’en empare et aux banques qui le multiplient à leur usage et le perdent à son détriment.

Cette piètre conception de la liberté n’eût pas manqué de persuader les esclaves du temps de Périclès qu’ils étaient des hommes libres. En échange de cette absence de contrainte qui autorise quiconque le peut et s’y plait de vivre sa vie de façon larvaire, l’homme « démocratique » consent à se soumettre à une suite presque infinie d’interdit et de limitations qui feront peu à peu de sa vie quotidienne une parodie d’existence d’une morosité et d’une grisaille telle que la mort elle-même pourra lui sembler préférable. Ainsi les simples mots « Je suis un homme libre » auront-ils, selon que les énonce un homme du douzième siècle ou un électeur moderne, un sens radicalement différent. Même l’homme du dix-septième siècle, dans un État déjà fortement centralisé, ne pouvait imaginer que la liberté fut simplement octroyée, comme un avoir, un dû dont il n’y aurait dès lors plus à se préoccuper autrement qu’en gestionnaire.

Comment ne pas comprendre, en effet, que la liberté octroyée, et soumise à la taxe, n’est qu’une pâle parodie ? Les philosophes de l’Antiquité, comme les théologiens du Moyen-Age, dont les enseignements eurent cours, fût-ce de façon édulcorée, jusqu’à une époque relativement récente, à tout le moins pour quelques-uns, n’eurent de cesse de faire comprendre à leurs semblables que la liberté exigeait une forme et que cette forme ne pouvait être que la conséquence d’une discipline, d’une ascèse, d’une contrainte exercée sur soi-même, autrement dit, d’une maîtrise.

D’une liberté non point octroyée mais conquise, d’une liberté ascendante, poussée dans le mouvement d’un dépassement perpétuel vers une excellence toujours désirée et jamais atteinte, naissent des formes qui sont les espaces de notre liberté. Lorsque la vie quitte un corps, la forme se désassemble, disparaît, et il ne reste que la matière. Sans doute le matérialisme idéologique n’est-il rien d’autre, en dernière analyse, qu’une prosternation devant la mort. La forme que l’on doit associer à l’idée platonicienne, témoigne de cette réalité métaphysique qui s’avère être la gardienne de la vie, et, par voie de conséquence, de toute manifestation de la liberté humaine. Si, dans sa forme la plus basse, la liberté moderne est une forme s’abandonnant à l’informe, au nom d’une « libération » des contraintes et des limites nécessaires à la création de la forme, dans sa forme la plus haute, en revanche, la liberté demeure une liberté pour, une liberté orientée, en acte, une liberté héroïque.

Le moderne est à tel point confit en la dévotion de son esclavage que toute liberté lui apparaît impie et menaçante. Être libre, pour l’homme de la Tradition, est un art, alors que pour le moderne être libre est au mieux un « droit » dont il se satisfait en ne l’exerçant jamais. Ainsi les modernes peuples d’esclaves passent à travers les vestiges des grandeurs et des libertés anciennes avec une haine et un dédain qui sont l’avers de leur invraisemblable prétention. La morgue du moderne « égalitaire » et son indifférence à l’endroit de toute recherche et défense de l’équité sont à proportion du pouvoir qui ne cessa de croître et de s’étendre et contre lequel, bientôt, toute résistance politique sera vaine. Le Règne de la Quantité pour s’être subdivisé en idéologies rivales n’en obéît pas moins à son fondamental principe d’uniformisation et de massification. C’est bien l’une des ruses les plus communes et opératives du Diable que d’avoir subdivisé son règne de telle sorte que les malignités et les abominations de telle idéologie n’ont d’autre effet que de nous précipiter dans une autre, toute aussi mauvaise. Ainsi le Diable se plaît-il à nous faire tourner en rond, comme des animaux attachés à un piquet, absurdement persuadés d’être libres, alors que nous cheminons, jusqu’à l’étranglement, dans la sinistre circonférence qu’il nous assigne.


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