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Du renoncement à l’espèce humaine comme la plus parfaite condition d’un suicide collectif

Du renoncement à l’espèce humaine comme la plus parfaite condition d’un suicide collectif

Par  

Michaux, exact poète d’un temps au mimétisme de son œuvre, à moins qu’il ne s’agisse du contraire :

Poète brise ton luth et me fiche un uppercut
animal sentient, ô seiche, ma semblable, ma sœur
cœur revêche, à la violence, avec une belle vigueur
tu réponds par l’obscurité de ton encre mi fa sol la ré ut
Poète prends ton luth et me fiche un uppercut.

Homme du Septentrion, ennemi de toute poésie qui enjôle et console, fils autoproclamé de Lautréamont et non pas de Virgile, tel s’impose, austère solitaire, le poète d’un monde aussi certain que fier de son déclin, l’aède un monde résolu à sa fin. Le crépuscule paraît où l’homme… une certaine idée, idéal-type, construction contre-factuelle va mourir qu’on a cru éternel. Les faits donnent raison à Henri Michaux, natif de Namur qui, de sa ville, jamais n’a béni les clochers, pas même les rives de la Meuse endormeuse, l’ambre de la Sambre, la lumière de l'Escaut jadis solfiée par Verhaeren

Escaut,
Sauvage et bel Escaut,
Tout l'incendie
De ma jeunesse endurante et brandie,
Tu l'as épanoui :
Aussi,
Le jour que m'abattra le sort,
C'est dans ton sol, c'est sur tes bords,
Qu'on cachera mon corps,
Pour te sentir, même à travers la mort, encor !

Loin, toujours plus loin des remparts et du souffle premiers, à perdre haleine, sans trouver le repos, le poète a couru, marin ou voyageur sur la terre et les ondes, au fond des gouffres, Enfer ou ciel qu’importe/au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau et au fond de l’écume, s’est rencontré lui-seul et cétacé. Peintre, son geste lancé vers l’inconnu et au-delà, quête l’éternité et si un certain Plume encore s’attarde sur la terre, il tend à s’effacer. S’envoler. Champion du malaise, du doute, de l'imprécision, son inventeur parfois mélange les anaphores. Au gré des jours, Plume s’affiche « il » ; « on », parfois ; « d’aventure “Pon” ; rarement « je ; , avant, à la fin de l’envoi, de se surprendre inclus - englouti ? - dans un « nous ».
Plus que Je autre, Plume, le semblable et le frère, s’impose comme le double parfait d’une figure de Jadis et de naguère, revenue dans les bagages de Verlaine, par la grâce d’un tableau de Watteau, le charme d’une vieille chanson qui nous parlait de lune, de plume, d’ami

Ce n'est plus le rêveur lunaire du vieil air
Qui riait aux jeux dans les dessus de porte ;
Sa gaîté, comme sa chandelle, hélas ! est morte,
Et son spectre aujourd'hui nous hante, mince et clair.
Et voici que parmi l'effroi d'un long éclair
Sa pâle blouse a l'air, au vent froid qui l'emporte,
D'un linceul, et sa bouche est béante, de sorte
Qu'il semble hurler sous les morsures du ver.
Avec le bruit d'un vol d'oiseaux de nuit qui passe,
Ses manches blanches font vaguement par l'espace
Des signes fous auxquels personne ne répond.
Ses yeux sont deux grands trous où rampe du phosphore
Et la farine rend plus effroyable encore
Sa face exsangue au nez pointu de moribond

l’inquiétante étrangeté présidait, où, déjà, la figure du candide, de l’amoureux qui jamais n’étreindra Colombine, était présente chez Verlaine. L’innocence poursuivie dans l’âge adulte se fait sottise. Le poète est Pierrot - à côté de ses pompes, hors la vie -, empêché - il n’a, son destin, ni les codes ni la ref ! - de décrypter pleinement le réel, comme de saisir la volonté d’autrui. Alors au lieu de vivre l’ordinaire des hommes, il se traîne, offert à tous les vents, sans résistance, quasi idiot - passif plus qu’aucun héros slave - pierrot lunaire, victime, bolloss. Le réel pour lui se limite à ce qui fait mal de n’être pas saisi. Plume, contrairement à Charlot, à l’extraordinaire Charlot de son confrère Soupault, n’essaye même pas. Non rien de rien, Plume ne veut rien entendre, rien comprendre ni le mal qu’on lui veut ni le bien qu’on lui fait. Séparé par une couche d’idiotisme passif du reste de l’humanité, il fuit :

Ce que je sais, ce qui est mien, c’est la mer indéfinie. A vingt et un ans, je m’évadai de la vie des villes, m’engageai, fut marin. (…) Tournant le dos, je partis, je ne dis rien, j’avais la mer en moi, la mer éternellement autour de moi.

Sur les traces de Ducasse, à l’abordage, le poète embarque, s’élance : à moi vieil Océan… Enfin c’est là ce que prétend la Vulgate.

A la radicalité de Ducasse, il fallait damner le pion, le contrat était clair et la chose difficile, exigeant de gommer filiation et appartenance à tout et à tous, jusqu'à la chaîne des pères et des pairs. Ducasse pourtant, érudit de vingt ans et Docteur ès collages, voyait les choses autrement. Dans une lettre à un certain Monsieur Darasse, à la date du 12 mars 1870, Ducasse conte comme Les chants de Maldorore - mal d’aurore/mal d’horreur - dont la publication était prévue par Lacroix - éditeur des Misérables - s’est vue, par lâcheté, crainte et soumission à la censure de monsieur Badinguet, suspendue.

Dans cette lettre, le jeune poète - ironie ? désir de se dépasser ? - en route pour la synthèse en solfiant l’antithèse ? - se séparait du programme de son siècle, ouvrant une voie qui ne serait pas celle de Michaux. Certes, il fallait rompre. Rompre avec les pleureuses, Lamartine, Hugo, Musset… cesser de déplorer le hideux ennui, tourner résolument le dos au sombre, au désespoir morne, au doute, point le plus extrême du désespoir théorique : réfuter cette poésie de têtes molles, de femmelettes. A contrario, entonner le péan de l’espoir, de l’espérance. Chanter le calme, le bonheur, l’idée du devoir, fortifier son sang aux travaux et aux jours de Racine et de Corneille. Retrouver le bon sens, en finir avec ces hideux sophistes qu’avaient été Voltaire et Rousseau. S’engager sur la voie - royale, il va sans dire - qu’emprunteront, à la suite du Barrès, après la nuit d’Haroué, Montherlant, Aragon, Dupré…. Spleen sans idéal/ spleen avec morale peut-être ? Inespoir sans détresse ni colère. Cette ligne passait par l'Angleterre - Byron et son Manfred, le Conrad Wallenrod d'Adam Mickiewicz, lui-même fortement inspiré par Byron. Les Poésies proposeraient un contre programme, un contrepoison aux Chants. De la suite, nul ne peut ni ne doit en préjuger. Le Montévidéen - son souffle témoigne ! - était un être de santé, une force qui va, un jeune homme, qui n’avait nul désir psychologique de rompre ponts et amarres avec ses débiteurs. Il n’était, Isidore, qu'un fils, composant, chose naturelle, une lettre à un père, lui-même disciple d’Auguste Comte . D’ailleurs si - ce qui n’est pas ici l’objet, l'envie nous prenait de relire le comte de Lautréamont à la lumière de ” la religion de l'humanité “, nous serions sans doute fort surpris par la quantité de liens que nous y découvririons, particulièrement cette certitude épigénétique que, sur la flèche du temps, rien de l’homme ne meure tout à fait.

Michaux fut et demeure le plus schopenhauerien de nos poètes, soucieux d’ouvrir les portes de l’être. Soumission, renoncement à un monde qu’il ne pouvait - physiquement, psychiquement -, aimer. Il contre tout :

Je vous construirai une ville avec des loques, moi !
Je vous construirai sans plan et sans ciment
Un édifice que vous ne détruirez pas,
Et qu’une espèce d’évidence écumante
Soutiendra et gonflera, qui viendra vous braire au nez,
Et au nez gelé de tous vos Parthénons, vos arts arabes, et de vos Mings.

Avec de la fumée, avec de la dilution de brouillard
Et du son de peau de tambour,
Je vous assoirai des forteresses écrasantes et superbes,
Des forteresses faites exclusivement de remous et de secousses,
Contre lesquelles votre ordre multimillénaire et votre géométrie
Tomberont en fadaises et galimatias et poussière de sable sans raison.
Glas ! Glas ! Glas sur vous tous, néant sur les vivants !
Oui ! Je crois en Dieu ! Certes, il n’en sait rien !
Foi, semelle inusable pour qui n’avance pas.
Oh ! Monde, monde étranglé, ventre froid !
Même pas symbole, mais néant, je contre, je contre,
Je contre et te gave de chiens crevés,
En tonnes, vous m’entendez, en tonnes, je vous arracherai ce que vous m’avez refusé en grammes.

Le venin du serpent est son fidèle compagnon,
Fidèle, et il l’estime à sa juste valeur.
Frères, mes frères damnés, suivez-moi avec confiance.
Les dents du loup ne lâchent pas le loup.
C’est la chair du mouton qui lâche.

Dans le noir nous verrons clair, mes frères.
Dans le labyrinthe nous trouverons la voie droite.
Carcasse, où est ta place ici, gêneuse, pisseuse, pot cassé ?
Poulie gémissante, comme tu vas sentir les cordages tendus des quatre mondes !
Comme je vais t’écarteler !


Tout poète est fils de sa constitution autant que de son siècle, sa famille, son milieu et le génie, peut-être seulement, synonyme de santé. Devant la croissance démesurée de l’espèce humaine et de sa raison, désormais seule propriétaire-conquérante/colonisatrice - de tout l’espace, nul abri. C’est là le point de vue ordinaire des docteurs Tant pis, sortis, foule grouillante, estropiée, trépanée, avilie de la boue de Verdun, celle du chemin des Dames, prophètes d’apocalypse sans dieux salvateurs ; tous déclinistes, prosélytes du désespoir et de l’inconvénient d’être nés, jusqu’à rêver la précipitation de leur disparition. Non seulement les civilisations sont mortelles mais aussi corruptible le vaste élan qui, cultivant terres et âmes, avait engendré géographie et histoire, paysages et sentiments, relié les hommes au ciel, aussi, surtout, les hommes à leurs paysages et à leurs semblables, délié leurs frères, Caïn et Abel, Romulus et Rémus, frères ennemis certes mais aussi, par instants, merveilleux et fugace, frères de combat. De cœur ou de sang, qu'importe ! En charge d’un idéal-type, contrefactuel, passé ou futur, qu’ils nommaient harmonie ou paix. ἁρμονία ou שָׁלוֹם.

A ce nouvel état des choses, Michaux, à la suite d ’Antonin Artaud, élit une réponse, le départ vers un nouvel état d’exister, de percevoir et de penser, empruntant, dépressif de l’aube, la voie du peyot pour un motif que chacun, à sa guise, selon sa constitution et son système de valeurs, jugera noble ou lâche. Il s’agit de se libérer de la finitude et du propre : atteindre un réel supérieur, par-delà le connu, le représentable et le pensable afin de rejoindre - dignité suprême ! - le devenir moléculaire.

« Impersonnellement on est ».

En quoi la seiche serait-elle inférieure à l’homme ? Le muet au bavard, la main qui tient la plume à la voix qui se souvient et énonce ? L’infirme au danseur et le stylite stupide sur sa colonne de sable au funambule qui, entre deux néants, oscille, corps couvert d’un habit de lumière, enchantant l’auditoire du mérite et du charme de sa présence, en attendant que sonne l’’heure ?

A la suite de Schopenhauer et de Heidegger, Michaux emprunte la voie de la sagesse bouddhique, cette voie qui permit - une autre histoire ? - au Japon impérial de mépriser entre 1939 et 1945 toutes les lois de la guerre jusqu’au vieux code du samouraï. Tout converti - copieur par essence - amplifie et grimace le geste jusqu’à le dénaturer et je demeure assez peu convaincue de la lecture que firent les Européens et les Californiens - à cette heure les mêmes - du bouddhisme, quant à son dernier avatar, la passion du yoga, il me semble digne de la pantomime du Grand Mamamouchi.

De l’état d’extase apporté par la mescaline, Michaux revient, riche de la sagesse du détachement. Lavé ! Sauvé, en phase avec les philosophies orientales, qui valent passeport théorique à un libre accès au vide, un vide quasi quantique, atteint au terme d’un dégagement des affects, d’une éthique de la non-possession. De la perte de l’avoir ouvrant les portes de l’être, version XXL du judéo-christianisme, on pourrait à l’envi, des nuits durant, disserter, car enfin le “cruel dieu des juifs” n’avait-il pas donné à l’homme le plus beau des présents et un corps en capacité d’en jouir dans les limites de la raison, en amour et en mesure, à ce présent vital, il avait ajouté - grâce suprême - la charge de rendre le monde, chaque jour plus juste, plus beau, établissant chaque homme responsable de son frère et de la bonne marche du clan, qui se fera, demain, cité et royaume. Cité des hommes d’être royaume de dieu.

A l'œuvre toujours chez ce peuple nouveau occupé à détruire l’élan civilisationnel, la vieille hubris dont les sagesses antiques - grecques et juives - à toutes forces tentèrent de prémunir les hommes. L'œuvre de Michaux, à l’instar de celle d’Artaud - est-il besoin de le dire ? - réfute tout usage de la mesure et désormais, coupable, l’homme, particulièrement l’homme blanc, se verra traîné de mille-et-une façon dans la boue jusqu’à la fin du grand récit. Coupable forcément coupable, la poésie est encore expiation, fuite hors du monde, loin des vices des hommes. Immarcescible paraît le crime, indigne de rémission, le péché, Glas ! Glas ! Glas ! sur vous tous et glas sur les vivants.

Jubilation mauvaise, les thèmes de l’inconvénient d’être né et la fausse humilité du barbare occidental se déploient dans un climat constant de délectation morose, sœur du grand péché d’acédie poussé au point le plus extrême. La poésie ne s’est-elle pas construite contra atque cum acedia qui fut melancolia, après le solennel départ des Muses ?

Michaux est incontestablement un poète si l’on considère sa faculté d'allier et de délier lettres, phonèmes, mots, phrases et sens, de les faire se heurter, sonner, résonner en nous. Le voyage est aride et pourtant fertile, le guide inventif, parfois IMouvements, il s'avère même d’une grande puissance :

Homme non selon la chair mais par le vide et le mal des flammes intestines
et les bouffées et les décharges nerveuses
et les revers
et les retours
et la rage
et l’écartèlement
et l’emmêlement


mais toujours désespérant

où l’homme ne consent même plus à se représenter comme cicatrice dans le paysage, une trace, un mot, une sensation. Quand, à la fin du conte, rien ne subsiste, tout s’efface jusqu’à l’ombre de ce conte, transmué en atome du néant. Difficile d’admettre qu’un lettré, un homme qui, toute sa vie, a tenu la plume, conteste si violemment l’effort civilisationnel et le confonde avec sa grimace, ce fiasco que Gary non sans humour dira éducation européenne. Pour ce geste auguste de bénir à chaque aurore le retour du soleil ; à chaque crépuscule le retour du sommeil ; de poser une pierre après chaque ensevelissement ; de graver sur les murs de la grotte la trace de l’activité du dehors… ce chemin prodigieux, cet élan qui fut consolation, l’épopée humaine méritait d’être vécue Consolation de la mémoire, de la parole, du poème, de la musique, du dessin, de la couleur, de la philosophie. De ce titanesque effort d’arracher partiellement l’homme à sa triste condition d’esclave de ses besoins et de ses pulsions irrépressibles, rien ne doit demeurer. Michaux est fils de son temps : homme de l’ère du soupçon, du doute et de la destruction et pourtant un poète véritable. Le poète qui convient aux lecteurs de Cioran, de Céline, aux aficiones plus nombreux que les sables des déserts de tous les contempteurs du pauvre monde, qui, ayant posé les actes des hommes sur la balance du jugement, auraient préféré que l’homme ne vint pas pourrir la terre si belle de leurs crimes et leur souffle, empuanti de mensonges.

Que serait la terre sans les hommes ? Toute géographie n’est-elle pas humaine ? Une autre affaire qui, aux yeux des juges, ne compte guère. Bien entendu, le combat pour le sens, ce combat de chaque instant contre l’ombre et les peurs primordiales, tempérées par l’exercice du langage qui permit hyperboles et raisonnements, connut bien des échecs et l’homme, que ce fut par nature ou corruption de son environnement, fut rarement bon, que haine, volonté de justice ou vice le guident. Et pourtant, l’Occident si méprisé, n’a jamais cessé de tendre à l’amélioration - non de la race génétique - mais des caractères, des mœurs. La poésie y contribua grandement qui, avec Michaux, s’y refuse désormais. La confusion qui fut faite de cet effort civilisationnel avec la volonté de rendre l’homme plus humain à l’aide du progrès technique - la science sans conscience du vieux Rabelais - a tenu grande place dans cette étrange aventure que constitue la destitution de l’homme, particulièrement l’homme blanc. Redevenir un fragment de la nature laverait-il le coupable de ses crimes ? Sachant la violence du monde animal, il est permis d’en douter. Les sociétés dites avancées tolèreront plus aisément la violence brute : naïve et par conséquent les idées de cruauté et de vilenie disparues, celle-ci, naturelle, se verra considérée comme légitime. Deep ecology, eugénisme über alles, extinction consentie des espèces et des peuples, nous y sommes.

Certains verront en Michaux un mystique - ce mystique à l’état sauvage salué par le jeune Claudel - mais peut-on, sans l’amour du divin, se jeter hors du monde ? Le moyen de substituer le néant à la parole d’un dieu inspirant au mystique sa sagesse sans sombrer dans l'abîme ? Il suffit de relire Thérèse, surgeonne d’une souche séfarade tolédane, convertie de force, pour mesurer l’apport de l'enthousiasme dans la construction de la parole mystique qui, en absence, se fait grimace encore où le singe se prétend homme.

A toutes ces questions qui, relisant Michaux, m’assaillent, je laisse à mon lecteur, le soin de réfléchir.

Pour ma part, piètre lectrice sans doute, je confesse ne voir qu’hubris à oser reprocher à Virgile, Shakespeare et aux autres, de ne pas s’être rêvés poulpes ou étangs, sans autre vie que celle que leur a offert l’homme, en les nommant et en s’y réfléchissant.

Pour ma part, je plussoie à l’idée de préférer l’être à l’avoir mais l’être qui m’enchante, l’être derrière les étants, n’est autre que l’absente du bouquet mallarméen, celle à laquelle la lecture et l’écriture donnent vie, pas un Dasein mais une construction de l’intelligence et du sensible ensemble, plus incontestable d’être plus exacte que le réel même : l’idée de la rose devenue l’idéal-type de la rose, la plus parfaite et la plus odorante du jardin, non pas essence mais substance, par la vertu de transverbération qui conduit à agir et non à se laisser agir, créant et recréant le monde dans chaque poème, roman ou farce, donnant vie à des ectoplasmes et les dotant de paroles, par une opération assez semblable à celle de l’acteur accueillant un personnage et lui offrant, pour une brève durée, une existence, à la fois matérielle et immatérielle, absence/présence, non- être auquel la rime, l’hyperbole, la litote, l’antonomase, toutes les figures de style offrent une vie, quand Michaux prétend poétiser le vide, prémisse et finalité, louer la réalité brute et terne.

Que vaut un art poétique qui conduit, grimace pascalienne, à l’immobilité ?

Plus simplement, Michaux n’est-il pas avant tout un dépressif assumé ? C’était là l’avis de Nizan, rendant compte d’Un barbare en Asie :

Michaux est habité par une mauvaise humeur permanente qui attaque tous les objets, tous les pays, qui ronge les histoires les plus solidement établies…. Ce n'était peut-être pas la peine de se déranger pour rapporter de son tour du monde la colère qu'on avait avant de partir.

Michaux voyage contre. Il voyage pour expulser sa patrie, ses attaches. Il vogue contre ce qui s'est, en lui et malgré lui, attaché, dépôt odieux, de culture grecque, romaine, ou germanique ou d'habitudes belges.

Hubris encore et toujours, que de refuser d’être soi : la résultante exacte de son éducation, le fils de son époque, l’enfant d’un paysage et l’épigenèse d’une lignée dont les morts en vous poursuivent, indépendamment de votre volonté et de toutes les puissances de la négation anti familiales ou anti spécifiques, leurs œuvres. L’absence de toute capacité de joie toujours vient d’un défaut d’enfance qu’on dit dépression, jamais de la dureté effective des épreuves rencontrées. Aujourd’hui où chacun, bon lecteur des Mots sartriens, prétend se dessaisir de ses racines et de son héritage erre - yoga, qi gong, méditation… - quêteur de zen, dans un monde en proie aux turbulences, n’est-il pas temps de demander des comptes à la littérature ?
Quelle part l’excès d’engagement - militant et prosélyte - comme l’excès de haine et de désespoir “lucide” affirment ses promoteurs et leurs épigones, a-t-elle eu dans le procès en soumission au nazisme, au stalinisme, à l’islam et à chaque nouvelle folie, scientiste, déconstructiviste et j’en passe ?
Quelle responsabilité demeure la sienne dans la fuite effrénée de chacun dans le dévoiement de l’idée stoïcienne, devenue, ultime et misérable avatar, “développement personnel “, ouvrages désormais rangés par nos bibliothécaires - gens instruits - au rayon philosophie ?

Que signifie vivre dans un monde où les poètes ont renoncé à toute charge civique et éthique et par là rejoint le terrible chœur des brailleurs de Viva la muerte ?

A l’encan, au rebut, la balance du vieil Aristophane, le mètre-ruban de Shakespeare, aux oubliettes et à la casse, le couteau de la valeur hier encore saisi par Barthes, quand être équivaut à ne pas être, mourir à vivre, Prévert à Mallarmé, Jean Moulin à Bonny et Lafont…

Si j’étais Aristophane et que l’idée me venait de faire comparaître Michaux aux Enfers aux côtés d'Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, je ne le ferai pas revenir d’entre les morts.

Là, toujours, tant qu’il me demeurera un souffle de vie, j’établirai mon jugement.


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