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FIN. : l’héritage célinien réinventé

FIN. : l’héritage célinien réinventé

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La littérature est une voix. Et notre époque moribonde serait affreusement culottée de lui demander de chanter juste. On acceptera donc dans ce livre d’entendre des craquements d’âmes, des cris étouffés, remis à plus tard, des comptines infectées de vomi, des chansons pour hier, c’est à dire pour toujours…L’auteur, Thomas Desmond, nous livre ici une odyssée infernale qui nous révèle l’effroyable et indicible renversement d’un monde, d’un bar, d’un bourg, d’une France reconnaissable, celle des années 80, 90, et qui se paye le luxe de placer son chant profond sous la bannière d’un autre grand chanteur chantant faux : Louis-Ferdinand Céline, à qui le livre est dédié.

Marquons ici un arrêt indispensable pour faire mentir cette dette que l’auteur aurait contractée envers Céline. Quel écrivain digne de ce nom n’est pas en dette ? Débat clos au moment même de finir cette phrase… ! Certains amoureux de Céline, certains celiniens propriétaires d’un monde et de ses codes, juges inféodés à leur totem crieront à l’énième pastiche. À ceux-là nous répondrons que d’autres, amoureux de la littérature, ont su déceler la charpente, provenant du pastiche peut-être, mais y ont vu au-delà, ont vu l’édifice : un travail inouï d’appropriation d’un style célinien en première instance, mais qui s’efface pour nous offrir la mélodie d’un homme travaillant sa pierre jusqu’au délire en définitive. Plus de trois points mais une ellipse généralisée. Tout un langage populaire, mais poétiquement arrimé, l’héritage célinien non pas imité mais réinventé…

Ce n’est évidemment pas un roman au sens commercial du terme, ni au sens sentimental, quoi qu’encore sur ce registre l’auteur se révèle être virtuose dans sa capacité de toucher le recoin inconscient des personnages qu’il nous peint, non ! C’est un livre qui prend le pari de parler non pas simplement de la mort, mais pour la mort. Nous avons lu çà et là des rapprochements faits à Mort à crédit. Si c’est vrai de cette observation passive d’une enfance qui régurgite ses amas de témoignages, nous y verrions davantage une œuvre d’un moraliste des temps modernes, claironnant davantage du côté de Voyage au bout de la nuit, ou encore de La Rochefoucauld - que l’auteur affectionne - par les nombreux aphorismes que l’on y trouve. Florilège malheureusement non exhaustif :

« Travailler faisait crever comme le reste mais avec le ventre un peu moins vide. ».

Ou pour décrire notre époque orgueilleuse de sa décadence :

« Après deux-mille ans de déclin on s’imagine plus merveilleux, génies malins conscients, woke ou aware, déconstruits, augmentés, toujours très cons. Comme on ne sait plus rien faire on ne veut plus rien foutre. », où l’on apprécie cette opposition entre « faire » et « foutre », le savoir-faire ancestral générationnel face au « foutre » de l’inculture hagarde et molle de l’ado digital sans doigts.

Sur notre époque, encore, on ne résiste pas à « L’allure du véhicule dit tout de notre époque : confortable et hideuse. », où l’on comprend comment l’auteur condense dans cette seule phrase une longue perte d’esthétique de l’automobile au profit d’un confort, lequel, objecterions-nous, n’est pas forcément au rendez-vous non plus. Et puis, parce qu’il faut bien choisir, ce bouleversant passage serti de lyrisme, comme peu d’auteurs contemporains nous en offrent, disons-le : « On jouit trente secondes à l’ombre des arbres qui bordent le chemin, mais l’entrée du vieux cimetière est déjà là, juste à droite. Cent mètres de plus à monter il y aurait eu des abandons, des malaises ! Je pousse la grille rouillée et on se répand dans les allées ravineuses. Un jour de fête géologique c’est à prévoir, toutes les vieilles consciences glisseront en vague de marbre vers le bourg, effroyable raz-de-marée de mausolées qui passeront par-dessus le coteau pour aller écrabouiller les toits des maisons, une avalanche de charognes sur les vivants surpris. »

Mais là encore, il faut souligner l’incroyable polissage et raffinement qui ont permis ce livre, celui de cette voix muette qu’est celle des campagnes, des petites gens, des sans grades, qui prennent ici la parole, et - une fois n’est pas coutume - affirment cette supériorité humaine par cette poésie étouffée depuis si longtemps et qui se fait jour page à page.

Musical, l’auteur nous fait valser d’une mort à l’autre, et n’oublie pas non plus un sens glaçant d’humour noir « Un jour prochain ils nous réveilleront les morts, on ira danser avec eux ! (…) C’est drôle manger en chialant, l’estomac s’en fout. », après nous avoir décrit une incarnation de la mort elle-même, avec qui le narrateur développe une relation d’épouvantable complicité silencieuse et de dégoût de vivre à ses dépens, sous sa houlette, la vraie cheffe de chantier avec qui se résigner à danser : « on valse jusqu’au cercueil ».

Si nous avons été personnellement attaché au personnage de Chantal, parce qu’elle correspond à l’archétype d’une femme de son temps, de son origine modeste, une chti du nord où les briques abritent des familles de travailleurs nobles et respectueux, parce que le narrateur a su retranscrire pour nous, lecteurs, cette débordante émotion qui traverse à la fois le narrateur et Chantal devant les colères, les soins et épanchements envahissants qu’on regrettera plus tard, jusqu’à cette saveur des plats amoureusement concoctés. La vie devient écœurante de sa tristesse, adorablement confortable dans la vraie vie mais malheureusement plus encore dans la mort, jusqu’à lui concéder notre « déguisement d’âme », comme si la vie n’était qu’une immense tricherie, et que seule la salope de mort était droite et juste, alors qu’hippopotamesque de cruauté… « Une fois démoli, plus personne vous en veut. »

Desmond nous prouve tout au long de ce choral parfois lourd, sordide, définitif pour son rappel omniprésent à la mort, que la vie devrait avoir plus de valeur aux yeux des vivants inconscients, ce qui est la force du message nerveux de ce roman. Il y a là un vrai écrivain, sans posture, sans petit meurtre du voisin, et, n’en déplaise au milieu qui deviendra petit à petit le sien, avec malheureusement pour eux, et heureusement pour ses lecteurs, un vrai talent.


Makine nostalgique du pays du lieutenant Schreiber
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Thomas Desmond : Fin.
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La chute sans fin de l’empire romain
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