Thibon : Les racines du mal et la vérité de l’être
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Thibon : Les racines du mal et la vérité de l’être
Gustave Thibon affirmait qu’il n’était pas nécessaire de lire beaucoup de livres, juste quelques un suffisaient, à la condition qu’on les traduise dans son silence intérieur1. Dans son imitation, nous pourrions dire qu’il n’est pas nécessaire de lire tout Thibon, juste quelques phrases suffisent. Il écrivait comme à voix haute des aphorismes qui contiennent en eux tout ce qu’il y a de questions à se poser au regard des réponses qui nous sont données de toute éternité. Ces raccourcis permettent d’échapper au piège de la dialectique pour cheminer par le non-dit vers la poésie. Lisons et comprenons les racines du mal dans la chute de notre monde pour mieux révéler la vérité de l’être : « Ainsi se prépare, sur l’autel du dieu progrès, le plus gigantesque et le plus complet des sacrifices humains : celui de l’espèce toute entière qui renonce à sa nature et à sa liberté. »2
L’instauration d’un climat de pêché contre l’esprit
Qu’est-ce donc que le mal pour le philosophe enraciné ? Certainement pas ce qui choque la morale. Non, le mal est plus grave que cela puisqu’il est ce qui ne permet plus à l’homme de s’élever. Pour lui est un bien tout ce qui creuse l’homme même au risque de le briser2, y compris le pêché. Est un mal tout ce qui contribue à l’aplatir y compris et surtout la bonne conscience d’avoir bien agi. Evacuons donc le moralisme pour nous attacher à la chute. Dans notre aphorisme choisi du début il était question du progrès. Pour Thibon, la chute de notre monde est bien pire que les chutes des précédentes civilisations car elle induit le pourrissement de Dieu dans l’homme2. Ce qu’il déplore est finalement un grand remplacement du mal. Le mal s’incarnait dans les inévitables catastrophes et guerres, expression des caprices de la nature ou des humains. Le mal serait désormais purement artificiel, sans racines et donc sans fruit2. Le mal ne pervertit plus l’homme, il va jusqu’à changer sa nature.
Voilà donc le mal qui migre de la sphère privée, liée à la volonté et aux désirs, à la sphère collective. On pourrait parler de légalisation du mal. Cela devient tout simplement un pêché contre l’esprit métastasé, institutionnalisé. Nous le constatons tous les jours dans la perte de sens des mots, l’inversion des définitions. « Nous vivons dans le mélange et dans l’informe (…) dans l’innommable. »2 C’est finalement la dimension métaphysique du monde qui a disparu, le lien de causalité entre l’être et le cosmos qui est nié au profit d’une douce horizontalité. Et Thibon de remarquer que dans cette société qui a socialisé jusqu’aux forces destructrices de la société, la force est entièrement dans la propagande et non plus dans la contrainte physique. « César ne frappe plus, il fait les "gros yeux". »2
Ce monde qui n’est plus métaphysique empêche donc le passage de l’existence à l’essence. Thibon dénonce l’invasion de la technique dans nos vies, technique qui favorise l’automatisme chez l’être. Thibon définit notre monde moderne comme monstrueux parce qu’indolore. Le confort moderne sert de leurre : « le pire Enfer, c’est de se croire au Paradis par erreur » (S. Weil). L’homme moderne n’est donc plus capable de se sauver à cause du mauvais climat collectif. La société idéale pour Thibon serait celle qui est régie par un maximum de mœurs et un minimum de lois. Mais la discipline imposée par les communautés anciennes a été remplacée par le conditionnement.
L’homme est le lieu de l’écartèlement
Que nous révèle ce glissement du mal sur la nature de l’être ? Thibon déplore que l’inconscience tienne lieu de bonne conscience aujourd’hui. Effectivement sans conscience du pêché, l’homme ne peut éprouver la souffrance consubstantielle au pêché qui opère le salut de l’homme dès son erreur. C’est cette possibilité du salut incorporé au pêché qui fonde l’être de l’homme, de l’homo sapiens sapiens. La vérité de notre être est donc de ne pas être tranquille. Le philosophe paysan nous montre que l’être est le lieu instable du en même temps, sa vérité est l’écartèlement entre le spirituel et le temporel, il est une synthèse disjonctive comme dirait Dantec entre l’éternité et le monde. Thibon poète donne encore dans l’aphorisme : « Il faut se briser pour toucher le fond (inviolable et miraculeux de l’amour). »3 C’est ainsi que l’agonie devient le paroxysme de l’être, là où il prend toute sa dimension. Le « J’aimerais mourir vivant. »4 de Thibon exprime ce désir d’agonie. La conscience de la mort est donc ce qui oriente l’être en le fondant. La négation de la mort opérée par la société de consommation ne peut que le révulser. Et pourtant, Thibon supportait terriblement mal l’idée de la mort. La vérité de l’être est aussi de ne pas de ne pas vouloir mourir. En poésie il crie : « Eternité ! Pourquoi ne commences-tu qu’à la mort ? »3
C’est à cause de l’écartèlement que l’homme peut être un foyer de contemplation de la beauté du monde5. Thibon ruminait chaque jour des vers, il ne pouvait se passer de poésie. L’ellipse permet aux hommes de se relier, il préfère les sous-entendus aux malentendus2. Le rôle de la poésie est d’exprimer l’être, c’est-à-dire le lieu du conflit entre le hors du temps et la dévoration du temps. La beauté est le tiraillement lui-même, expression de notre incarnation. Reste à savoir cueillir les épiphanies de l’éternité qui se présentent à nous, reste à savoir fuir la technique non poétisable qui nous rend automate. Toute l’œuvre de Thibon est une invitation à la vie intérieure.
En révélant le mal est devenu le climat de la société, Gustave Thibon donne aux chrétiens un plan de vie à l’opposé de la Médiocrité du "chrétien épanoui"2. Par extension, Thibon révèle la seule façon d’être pleinement humain à l’opposé des délires d’infatuations et de niaiseries du monde.
- Au soir de ma vie (Ed. Plon)
- Parodies et mirages ou la décadence d’un monde chrétien (Ed du rocher)
- Offrande du soir (Ed. H. Lardanchet)
- Entretiens avec Christian Chabanis (ed. Fayard)
- Radioscopie avec Jacques Chancel 1974



