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Envers et contre tout, deuxième partie

Envers et contre tout, deuxième partie

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La seule question, en fin, qui se pose aux réfractaires : comment n'être pas détruits par la bêtise et la laideur. La réponse est sans doute dans le secret du recommencement. Ce jour qui se lève est éternellement le premier jour; il dispose autour de nous tous les recours du temps et l'éternité même, facettée de nostalgies et de pressentiments.

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Ecrire pour jeter quelques éclats avant la nuit : immense orgueil, vaste humilité.

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L'histoire de la philosophie, en situant les philosophes dans une logique progressive, entre leurs prédécesseurs et leurs successeurs qui les caducisent, passe largement à côté de ce qui, dans leurs œuvres, s'adresse à nous avec amitié et hors du temps. Cet « hors du temps » est l'actualisation même, l'acte d'être de la pensée, sa profonde raison d'être. Tout le reste est anecdote et commérages, instrumentalisations et publicité. Lisons, par exemple Plotin, comme s'il avait écrit la veille de ce jour, et pour nous seuls.

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Dans tout esprit qui mérite attention, il y a, sous la plus grande exactitude de ses formulations, quelque chose de vague, d'incertain et de nuageux, sur lequel reposent, en vols précis, telle des escadres ailées, les signes discernables de la pensée.

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Par-delà les classes sociales visibles, qui conforment des apparences et des pouvoirs, les êtres humains obéissent aux lois de leur caste invisible, c'est-à-dire à une orientation majeure vers l'esprit, vers le combat ou vers les affaires économiques. Ce qu'ils sont au monde s'en trouvera destiné d'une certaine façon.

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En ces temps dominés par la caste économique, les hommes d'esprit et de courage sont relégués, voire persécutés, - les instances auxquelles ils se réfèrent contredisant un pouvoir qui voudrait absorber en lui tout autorité pour finalement l’abolir. Un règne étrange en découle, celui que nous vivons, où la pensée calculante domine, où la fin justifie les moyens et où la subjectivité outrecuide dans un pathos vengeur à l'égard de tout ce qui s'accorde au souffle, à l'héroïsme, au lointain. Règne à la fois morose et hyperactif, informe et furieusement enlaidisseur dont la loi de fer est le plus vaste programme d'avilissement. Nous constatons que ce programme est déjà largement réalisé en observant les progrès de la servitude volontaire (que les esclaves nomment « Progrès »,- tout court, comme une pendaison, et avec une majuscule).

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Dans ce monde, les esclaves demandent des comptes aux derniers hommes libres, leur imposent leur confusion, leur vacarme, leurs stupidités ostensibles et les manifestations incessantes de leurs griefs immémoriaux. L'homme libre est leur haïssable mauvaise conscience et sa seule existence, tel un remord affreux, révèle la vie magnifique à laquelle ils ont renoncé, ou pire encore, qu'ils ont bafouée ou insultée, - et dont ils ont éradiqué, avant même que n'en éclosent les corolles solaires, les plus infimes surgeons.

Cependant, leur grande entreprise de découragement est vaine car ceux qui y travaillent ne peuvent comprendre que, par nature, quand bien même serait-elle vaincue, la caste héroïque des hommes de courage ne peut être découragée et que les serviteurs de la souveraineté de l'Esprit ne peuvent servir un autre maître. La caste économique raisonne selon ses propres normes et ne parvient à concevoir qu'il y eût encore des hommes plus intensément dévoués à leurs actions non-lucratives qu'elle-même ne s'emploie à s'enrichir. Sa faiblesse: le manque d'imagination. Le sens même de l'action désintéressée et noble lui échappe, et par voie de conséquence, risque de la surprendre au moment où elle se croira définitivement établie. Ce qui se nomme périr dans son triomphe.

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Les théories conspirationnistes ont le charme frelaté des romans feuilletons du dix-neuvième siècle: l'illusion s'y cultive que le combat contre des Puissants dissimulés tirant leurs ficelles à travers les nations, est encore possible, pour ainsi dire d'homme à homme. Or la situation est bien pire. La servitude est généralement volontaire et les tireurs de ficelles n'en sont que les agents indéfiniment remplaçables.

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L'Ame du monde attend d'être sauvée par des âmes humaines.

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Sauf à sa cupidité, le Moderne renonce bien vite à tout, - à la souveraineté de son pays, à sa civilisation, à ses dieux, à ses légendes, à son bonheur, à sa liberté, et à ce bien commun par excellence qu'est sa langue - si tant est qu'il puisse acheter un peu du fatras inutile que la publicité lui vante comme nécessaire à son « estime de soi », pour user du jargon des psychologues. De ces grands renoncements qui sont l'envers de sa petite avidité, il ira jusqu'à faire une « morale », arguant qu'en tout ce à quoi il renonce, il y eut, et demeure, un germe du Mal. L'éthique la plus vile se trouve ainsi parée des atours conviviaux d'une dictature du Bien, loisible de s'exercer, en représailles, contre ceux qui persistent dans l'être, dans l'anamnèse, - dans la fidélité à la source de Mnémosyne.

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Héritiers de la plus lointaine culture européenne, nous sommes menacés, comme le furent avant nous les belles cultures amérindiennes, dans la terreur et la désolation, et nous le sommes, non point abstraitement, « en général », mais concrètement, individuellement, un par un, - les vecteurs de cette menace n'étant pas seulement une armée discernable, mais une glue, un poison, une atteinte portée par ceux qui nous entourent, voire par nous-mêmes, lorsque nous défaillons. D'où l'importance de sauvegarder les chants, échelles du vent, de demeurer fidèle à Orphée et à Empédocle et de boire à la source de Mnémosyne avant notre mort, - et même, et surtout, après elle, comme il est dit sur une feuille d'or trouvée à Pharsale.

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Dans son grief hystérique qui est, ni plus ni moins, un processus concerté d'anéantissement, ce monde tient pour rien tout ce que nous sommes et veut en tout, nous faire devenir ce que nous ne sommes pas, - c'est-à-dire, rien du tout.

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Notre force surhumaine est le cœur de notre plus extrême fragilité humaine.

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On peut suivre le courant commun ou nager à contre-courant vers les hauteurs, la source. L'effort n'est pas le même. Certains sur les berges honorent et remercient, d'autres tirent à vue, profitant de ce que l'effort même interdit de riposter.

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Les faibles prennent presque toujours parti pour ce qu'il y a de plus fort, - l'argent, la technique, le progrès, la médiocrité, le plus grand nombre, - contre les plus forts qui deviennent ainsi, fors leur courage, les plus fragiles.

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Ce qui manque à l'extrême à nos contemporains, c'est bien le « double-regard » que nous enseigne Platon: voir en même temps la plénitude du présent et sa fin, son achèvement, la vie et la mort, et, par voie de conséquence, la beauté tragique de l'heure heureuse, à la fois passagère et éternelle. Les grands gâcheurs (et gâcheuses) sont là, épris de saccage, emprisonnés dans leurs subjectivité ulcérée, dans une insatisfaction qui nourrit l'esprit de vengeance, tous engoncés dans leurs problèmes qu'ils veulent faire les nôtres afin de nous faire à leur ressemblance, tristes et vindicatifs, aveugles à l'inépuisable beauté du monde et aux « allusions instigatrices » qu'il persiste à nous lancer dans le chaos et la déroute, signes d'intelligence, hirondelles de mars.

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Question décisive. Comment être heureux au milieu des tristes, vifs avec les avachis, exercer son intellect face à celles et à ceux dont les « affects » saturent et fourvoient l'entendement, comment survivre sous les assauts des plaintifs ? Comment ne pas accuser ceux qui nous accusent, et ne pas se plaindre de ceux qui font de leurs plaintes une accusation ? Une seule réponse: la désinvolture, qui, certes, nous sera comptée comme le crime suprême.

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Autre signe des temps: ces incessants procès pour « mauvaise moralité » que l'on fait, de façon rétrospective ou contemporaine, à nos écrivains, - procès que l'on dirait inquisitoriaux s'ils n'étaient pires, - par la supériorité spectaculaire qu'elle donne aux Médiocres de se faire les juges d'hommes plus talentueux et courageux qu'ils ne le seront jamais.

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A ceux qui ont été amenés quelquefois à se poser la question « Comment faire pour survivre à cette journée », de vastes et heureuse perspectives s'ouvriront les autres jours.

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On rencontre des gens qui, inépuisables dans leur apologie de la médiocrité, se vantent de leur modestie, de leur absence de vanité et de prétention. « Voyez comme je suis si modeste en ce miroir ! ». Le dandy le plus flamboyant, le Calender le plus radical, l'artiste le plus mégalomane sont, à les comparer d'une humilité rafraîchissante.

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Prendre conscience que l'on veut nous clouer le bec, nous réduire au silence, à tout prix, sous n'importe quel prétexte, demeure un diapason moral sur lequel nous pourrons toujours accorder notre musicale façon d'être dans un monde qui n'aime que vacarme et discordance. Puisons les ressources du chant dans le silence des âmes bien-nées.

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Qu'aimons-nous chez autrui ? La bienveillance et le courage à suivre sa voie, la force au cœur de la fragilité, et quelques nuances d'âme éperdue.

(…)

(Caetera desiderantur)


Envers et contre tout
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