L'acte d'écrire
Littérature Mauvaise Nouvelle https://www.mauvaisenouvelle.fr 600 300 https://www.mauvaisenouvelle.fr/img/logo.pngL'acte d'écrire
Texte sans contexte n’est que ruine de l’âme…
Il y a bien des chemins d’écriture comme il existe des veines dans le bois. L’intuition nous pousse à en suivre un, mais l’écriture elle seule sait vraiment où elle va. L’écrivain pose ses mots sur ce chemin dont il est à la fois le témoin et l’acteur — 100 % spectateur, 100 % passager. Aujourd’hui, l’écriture est active ; demain, elle se fera observatrice. Elle est ce que comprend un chat derrière la vitre, observant l’étrange commerce des hommes.
Le contexte : Fontenoy
Il n’y a pas de gare à Fontenoy — pas même de bus, ni de taxi.
C’est l’un de ces villages de l’hyper-ruralité française où la vie semble, en apparence du moins, figée dans la pierre. C’est ici que j’écris.
Mais ne vous y trompez pas : le village possède deux grandes rues, un canal, une église presque aussi haute qu’une cathédrale, et un bar.
Bref, Fontenoy conserve encore les atours de la petite ville qu’elle fut au temps de sa grandeur. Il s’en dégage une atmosphère de décor, propre à séduire ermites, écrivains solitaires et autres Waldgänger — ces “recourants aux forêts” de tous horizons. Le véritable châtelain du lieu, c’est le silence. Puis vient le chat. Ensuite seulement, l’être humain.
Il n’est pas rare de sortir, de faire le tour de la “ville”, sans croiser âme qui vive — peut-être un chat, ou un sac en plastique dérivant au vent, comme dans American Beauty. Mais ici, aucune musique n’accompagne ces fantômes errants.
Fontenoy ne survit que dans l’imagination du poète. En dehors, il n’est que gestes mécaniques, volets qui se ferment ou qui s’ouvrent. Quand une voiture déboule, c’est une erreur d’itinéraire : quelqu’un arrive, puis repart aussitôt.
Il faut visiter Fontenoy de préférence en rêve, pénétrer ses maisons aux rideaux tirés, ses cours envahies de végétation, ses granges aux portails disjoints. Alors le canal reliant la Moselle à la Saône devient piste d’envol.
C’est le seul moyen de vivre ici. Car Fontenoy est, à sa manière, une ghost city, un décor de cinéma dont les cameramen se sont enfuis.
Le soir, les rues pavées luisent comme des rails de chemin de fer. On s’amuse à imaginer le passage d’un train fantôme. Et lorsque surgit l’une des rares automobiles, l’espace d’un instant, le noir et blanc du village passe à la couleur. Le changement d’époque est brutal — si brutal qu’il vaut mieux rester chez soi, à regarder fondre une bougie.
Un dimanche de novembre
La matinée s’étirait longuement, comme un chat. Le temps de l’éveil au réel s’étirait lui aussi, comme une partition maladroite jouée au piano d’un seul doigt.
Le volet entrouvert tamisait la pâle lumière du dehors. La pente de ma rêverie, blanche et muette, coupait en moi toute velléité d’action.
Rien au monde ne m’aurait fait bouger, à part peut-être un tremblement de terre.
Mes yeux seuls tournaient dans leurs orbites, scrutant sans but le mur d’en face, lui-même à peine éclairé par les pâleurs du matin. Une lassitude infinie recouvrait les rares meubles et les pages d’un livre resté ouvert, où m’attendaient pourtant les couleurs vives d’un récit.
Incapable du moindre geste, j’attendais cette heure qui soudain sembla entamer un petit air de danse. Juste assez pour me faire changer de position, remonter la couverture au-dessus de la tête, respirer la tiédeur du cocon. C’est à cet instant d’équilibre — où le kilo de sommeil pèse autant qu’un kilo de veille — que je me levai en direction de la fenêtre.
Dehors, une brume opaque recouvrait d’un drap blanc tous les “meubles” du village.
Du regard, j’en dressai l’inventaire : le meuble canal, le meuble de l’arbre, les rares meubles maisons dont je reconstituais les toits à travers la brume. Les seules couleurs de ce jour se trouvaient dans un souvenir : celui d’une fille brune qui, un jour, m’avait offert sa bouche. Ce baiser spontané me rappelait son goût de fraise qui revint, rouge, dans ma mémoire. Pour mon bonheur, cet instant inscrit ma mythologie intime m’aidait à renouer avec le fil du rêve que ce faux matin avait inutilement interrompu…
Le bar du Côney
Je sortis enfin dans la rue froide vers dix-neuf heures, marchant dans le silence.
Une promenade sans but, sans bruit. Je marchais comme si l’air lui-même ne voulait pas être dérangé. Dans le soir tombant, les réverbères allumaient leurs lumières pâles, faisant luire les pavés mouillés qui ressemblaient aux écailles d’un dragon endormi.
Le petit pont de pierre enjambant la rivière m’ouvrit son arc.
De l’autre côté : le bar du village. Il était encore éclairé — on approchait de la fermeture annuelle. Peut-être était-ce l’occasion d’y entrer, simplement pour voir.
La vitre du bar séparait le froid hivernal de la chaleur intérieure, où des silhouettes esquissaient un tableau. Tout semblait calme, presque immobile, comme une scène figée avant l’entrée des acteurs.
Un cadre, deux têtes, un jeu de couleurs : déjà quelque chose du début d’un récit dont la pointe du stylo serait plus tard le sismographe.
J’entrai.
La porte, en s’ouvrant, laissa passer deux silhouettes qui en sortaient, comme si nos mouvements s’étaient accordés selon une invisible chorégraphie.
Je me retrouvai devant le comptoir où Caroline préparait son célèbre café.
Devant moi : une table, une chaise, une porte entrouverte dévoilant une pièce privée — où je ne suis jamais allé. En face, une fenêtre : derrière la vitre, un chat, oreilles dressées, attendait l’ouverture.
L’endroit semblait ordinaire — et pourtant, j’avais la sensation d’entrer dans un paragraphe déjà écrit, qu’il me revenait seulement d’habiter sans en déranger la structure.
Les objets eux-mêmes paraissaient disposés avec une intention douce : la chaise à ma gauche comme une marge, le chat comme un signe de ponctuation, le comptoir comme la ligne d’écriture à compléter.
Cet espace serait sans doute plus à peindre qu’à écrire ; ce soir, les mots feraient office de cimaises. Il fallait profiter de ces couleurs intérieures avant que la porte du bar ne se referme.
Nous allions dire au revoir à cette Caroline-ci. L’autre — celle qui m’attend déjà dans l’espace du texte que vous lisez — commençait à prendre forme. Son café avait la couleur de l’encre que j’allais verser. Il ne me restait plus qu’à y puiser les mots d’une histoire.
Et pourtant, face à cette page déjà entamée, la question demeurait, suspendue : comment inventer une histoire, ici, quand tout semble fuir dans la brume ?
Écrire comme on allume une bougie.
Une chose m’est alors apparue, plus claire que de l’eau de roche :
Je ne suis pas celui qui écrit. Non !
Je suis celui qui tient le volant.
Celui qui écrit est assis sur le siège passager.
Il n’écrit pas seulement : il rêve.
Et surtout — il me raconte ses histoires pendant que je conduis.