La Saison secrète d’Éric Rohmer
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L'œuvre d’Éric Rohmer est sans outrance ; elle va, de nuance en nuance, vers une résolution où frémit, dans un feuillage de mots français, la nostalgie du Paradis. Le cinéma, et parfois même dans ses chefs d'œuvres, est un art de l'outrance et de la fascination accordé aux temps qui le firent naître. Son modèle est le guignol ; il faut outrer le trait, les situations, le drame, la violence afin que les cervelles les plus engourdies par le vacarme physique et moral du monde industriel en perçoivent quelque chose. Cette surenchère parfois touche au génie, puis s'éteint. Rohmer d'emblée se situe hors de ce processus grandiloquent ; il choisit de laisser advenir. L'image en mouvement recueille les phrases que les personnages échangent et qui se laissent lire, en ce qu’elles ne disent pas, sur leurs visages dans leurs gestes.
A considérer que le sujet de la plupart des films de Rohmer n'est autre que la conversation, on pourrait croire qu'il est bien peu cinématographique, ce serait une erreur. Une conversation ne vaut pas seulement par les propos qui s'entrecroisent mais par les voix et les corps qui les tiennent et les délivrent, par les paysages alentours, les saisons, sans lesquels ils eussent été différents, et, plus vaste et moins directement discernable, la civilisation même qui les rend possibles. Le sujet des films de Rohmer est la conversation, et le propos de la conversation est l'amour ; et nous apprenons doucement, c'est dire exactement, sans morale moralisatrice, de film en film, de saison en saison, d'allusion en allusion, qu'il est mille façons de s'aimer, en toutes sortes de gradations, à la fine pointe d'un désir héraclitéen « qui montre et ne montre pas, mais fait signe ». Entre l'Eros, l'Agapé et la Philia, l'air circule, car ils ne sont point donnés pour former un tout compact et despotique, mais pour, libérés les uns des autres, délivrer leurs essences et leurs puissances, et faire miroiter, sur l'orée, leurs affabulations légères, leurs tendres approches, leurs incertitudes enchantées.
Dans l'œuvre de Rohmer, toutes les saisons sont arcadiennes ; elles sont, selon la formule de Stefan George, « saisons de l'âme » ; et toutes semblent cependant en attente d'une cinquième saison, mystérieuse, qui vit dans l'air secret de chacune d'elles, comme les mots demeurent dans l'air autant que dans la mémoire de ceux qui les entendent. Cette saison d'un temps hors du temps vient de loin, d'une France à la fois historique et légendaire. Une grande liberté la surplombe comme un soleil, - qui nous est donnée si nous voulons bien la recevoir. Un paysage s'en éclaire, avec une rivière scintillante, issue de la Séquence de Sainte Eulalie, et venue jusqu'à nous qui veillons sur ses rives.
L'art du cinéma, me disait un soir Raul Ruiz, après un colloque de cinéphiles un peu vain où il fut question de servir l’actualité par le cinéma, n'est autre que l'exercice du double regard platonicien. L'œuvre, comme toute vie digne d'être vécue, toute vie odysséenne, va vers son origine, que nous ne connaissons pas. Ainsi, toute l'œuvre de Rohmer semble orientée vers ce temps du conte, vers cette Astrée qui, mieux que l'histoire profane, nous parle de ce qui nous regarde.
La langue d'Honoré d'Urfé est celle qu’Éric Rohmer écrivait pour ses films depuis toujours, et les amours, au bord du Lignon, où nous veillons, sont celles de toutes les autres saisons. Le pays de L'Astrée, cette Gaule mythologique, se déploie sous la cinquième saison, celle du Songe où toute réalité ingénue se précipite, comme en Alchimie, pour la faire resplendir.
La langue dite « baroque », qui est celle d'Honoré d'Urfé, n'est pas grandiloquente, mais sinueuse, comme un cours d'eau, complexe et harmonieuse comme un feuillage, arborescente et variable comme l'attente amoureuse, et de cet immense récit de plusieurs milliers de pages, Rohmer saisit l'essentiel ingénument, en suivant le cours de son art, sans s'embarrasser ni nous ennuyer.
Il faut d'infinis détours, d'exigeantes nuances, il faut être fleuve soi-même pour dire ce qui est au plus simple et au plus proche : le pays réel antérieur, les amours humaines, la terre, le ciel et les dieux. Il n'y a là rien de « précieux », au sens péjoratif du terme, mais une politesse à l'égard des êtres et des choses, qu'il convient de ne pas nommer trop brutalement, - car alors on nomme à côté, - et qu'il faut honorer d'attentions nombreuses, prismatiques, chantantes et dansantes, pour n'être pas, tristement, en deçà de leur simple réalité.
Or cette simplicité sur laquelle repose le cours de la rhétorique profonde d'Honoré d'Urfé, seul Éric Rohmer, sans toute, pouvait nous la montrer telle qu'elle est, en achevant son œuvre par ce salut à ce dont elle vient : ce moment ondoyant de la littérature française, qui garde une vigueur et une innocence médiévale tout en annonçant toutes les audaces modernes, - être « résolument moderne » en littérature et en art demeurant la meilleure façon d'être véritablement antimoderne.
La singularité extrême de l'œuvre d’Éric Rohmer vaut toutes les insolences. Être de son temps à l'extrême sans y être du tout, dire à son temps précisément ce qu'il ne veut entendre; au « double regard » s'ajoute ainsi le double entendement. Si les personnages d’Éric Rohmer ne parlent pas comme dans un film, et surtout comme dans un de ces films français récents à vocation réaliste ou sociale, ils parlent comme nous parlons dans la réalité, lorsque nous avons quelque chose à dire à quelqu'un, - et nous parlons ainsi depuis Honoré d'Urfé et bien avant. Dans le Grand Légendaire de L'Astrée nous retrouverons ce qui nous lit, ce qui nous déchiffre, ce qui nous regarde, comme d'impondérables signes amoureux ambigus et chatoyants, ce qui nous permet soudain de nous reconnaître nous-même, avant qu'il ne soit trop tard.
Vaines, et peu honorables, sont la plupart des craintes humaines. La seul qui vaille, car elle n'accroît pas le danger mais le déjoue, est la crainte de faillir au Paradis donné.