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Lou Casa interprète Brel

Lou Casa interprète Brel

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Propos recueillis par Maximilien Friche

Lou Casa interprète Brel, comme il a interprété Barbara. Il reprend Brel et Barbara, les deux dans le même projet, comme les deux faces d’une même pièce. Ils ont été nombreux à s’essayer à Brel. Du côté de la magnificence, on compte en premier Barbara, on peut citer également Nina Simone. Du côté des médiocres, nous ne citerons personne. Ni celle qui fut trop minaudeuse pour être sincère, ni ceux qui abîmèrent les chansons dans la vulgarité de leur variétoche, ni celui qui crut qu’il suffisait d’être cheval pour faire Brel. Ce qui nous intéresse ici, c’est l’alchimie. Celle qui nous permet de redécouvrir une chanson que l’on connaît comme on retombe amoureux de sa femme comme au premier jour. Lou Casa permet ce miracle. Qu’est-ce qui fait qu’une reprise marche ? C’est un mystère et nous n’allons pas tenter de le percer, car c’est du même bois que celui qui fait l’homme. En revanche, nous allons nous promener en discussion avec Marc Casa pour mettre des mots sur ce mystère, mettre des mots en commun, comme on remplit un trésor.

Lou Casa reprend Brel comme ils ont repris les chansons de Barbara. Tout est dit ? Certes non. Ce qui marque en premier lieu, c’est cette chair présente et pudique à la fois, cette grande générosité discrète, ce devant de la scène tenu avec humilité. L’approche est minimaliste en quelque sorte. L’orchestration est un mot inapproprié, car il ne s’agit pas d’orchestre mais d’un groupe de musiciens qui s’arrangent entre eux pour proposer un nouveau véhicule à une chanson déjà mâchée plusieurs fois. Chaque instrument semble presque fuir la mélodie pour se réfugier dans sa propre rythmique. Il faut écourter la note, ne pas s’appesantir. On pourrait presque dire de même pour la voix, mais on y reviendra. Voilà donc un son nouveau, la chanson dont on se souvient apparaît avec un côté plus sec, littéralement nu. Marc Casa, pouvez-vous expliquer votre projet esthétique ?

Marc Casa : Dans notre démarche, nous avons effectivement recherché une sobriété expérimentale. La sobriété relève de tout un travail, elle tient aussi au nombre limité d’instruments que nous avons. Dans ce projet, les textes sont vraiment importants et il fallait proposer autre chose que ce que faisait Brel, il fallait proposer mon appropriation de ses textes. L’idée est de ne pas me retrouver sur le terrain de Brel, son terrain à lui, c’est celui de l’énergie, je ne pourrais pas rivaliser. Il n’y a pas qu’une seule façon d’interpréter, nous avons donc beaucoup travaillé. Je ne fais pas vraiment de la chanson, je fais de la musique, et nous avons recherché un équilibre entre l’épure et la présence, entre l’existence et l’expression. Dans les balancements et dans les parties instrumentales, la musique dit beaucoup de ce que l’on entend du texte. Mes démarches expérimentales datent de longtemps, j’ai commencé à les développer dès le conservatoire. Je cherche à casser ce qui discrimine. Pour trouver la bonne interprétation, il y a par exemple la question de l’époque, il faut troubler cette discrimination entre les temps, échapper à la qualification du moderne et du non moderne. Dans les codes à casser, il y a aussi une question de genre, question artistique posée en filigrane. J’aime brouiller les pistes. J’aime que des sentiments n’appartiennent pas à un genre, homme ou femme. Il y a des femmes qui me touchent énormément, elles lâchent leur fêlure, je pense notamment à Nina Simone, Barbara bien sûr ou Angélique Ionatos. Et je crois que l’on peut mâcher cette fêlure aussi chez Brel. Mon travail a donc consisté à digérer les textes de Brel, ses idées, et à les mêler à ma propre vie. Au final, cela donne dans mon interprétation quelque chose de plus retenu, plus féminin, entre passion et fragilité, sensuel souvent sur un fil. C’est une manière parmi d’autres.

MF : Comment évite-t-on deux écueils rencontrés fréquemment lors des reprises à savoir être dans l’imitation ou à l’inverse détourner une chanson dans son univers avec une certaine vulgarité par conséquent ? Manifestement, vous arrivez encore une fois, avec subtilité, précision et grâce à réinterpréter des chansons de Brel sans l’imiter bien sûr, mais en étant toujours au service de la chanson, de son esprit, de sa couleur.

MC : Je passe très vite sur la tentation de l’imitation. D’ailleurs, c’est amusant car je méprisais inconsciemment les spectacles de reprises avant. Et c’est en plongeant dans l’univers de quelques chansons de Barbara que notre démarche de réappropriation m’a pris aux tripes. Je me suis accordé de lancer ce projet si je trouvais au moins 15 chansons que je pouvais m’approprier sensiblement et où on avait des éclairages et des arrangements intéressants à apporter. Ce sont les deux critères qui guident une reprise, sans ça, on ne part pas. J’ai trouvé les 15 chansons, puis ai proposé aux musiciens de démarrer Chansons de Barbara, premier volet de cette relecture contemporaine, avant Lou Casa, Barbara & Brel que nous présentons aujourd’hui. En fait, je suis d’abord musicien avant chanteur. Je suis amoureux de la musique. Si l’imitation n’est donc pas une question, il faut aussi affirmer que vouloir faire de l’original pour de l’original n’a aucun intérêt. Il faut trouver le ton juste qui permet de ne pas trahir la chanson tout en se l’appropriant. Le détournement peut avoir lieu quand on se pose une question de style, de concept. Il y a une partie cérébrale bien sûr, mais aussi une partie très habitée, sensuelle, charnelle. Il est essentiel d’incarner la chanson. C’est pour moi un projet global d’appropriation. On dose ainsi le grain, l’expression dans la voix, dans l’instrument, on recherche le bon balancement. Tout ça est un propos. Avec ce travail, je parviens certainement à être plus sincère et donner plus de moi-même qu’avec des choses que j’aurais écrites moi-même et que j’aurais trouvées trop médiocres… Je n’arriverais pas à exprimer autant de moi-même.

MF : Y a-t-il justement un moment où l’on va jusqu’à se croire l’auteur des mots ?

MC : Cela relève du jeu en fait. Je vis ses chansons comme si c’était mon histoire, mais je n’oublie jamais qui est l’auteur. C’est juste un texte support comme au théâtre. On est à la fois le personnage et le narrateur de la chanson et on le mêle à sa propre vie, ses propres sentiments, pour que cela soit sincère. On fait juste comme si… on était auteur et ça change tout.

MF : Comment passe-t-on de Barbara à Brel ?

MC : D’abord, le travail d’appropriation des chansons de Barbara nous a plu, on a découvert tout un chemin que l’on ne connaissait pas car, encore une fois, je ne m’attendais pas à me retrouver dans un travail de reprises. Et on a rencontré Brel dans ce travail avec Barbara, notamment avec des chansons comme Sur la place ou Je ne sais pas, de Brel, qui faisait parti du répertoire de Barbara, ou le film Franz dans lequel Brel a invité Barbara à faire la paire de personnages principaux avec lui. Nous avons rencontré leur relation si particulière, mêlant amour, fraternité, amitié, indépendance… leurs deux regards singuliers qui se sont régulièrement croisés, pour observer, échanger et rire. On a eu envie de les mettre tous les deux en écho, en dialogue. C’est comme ça qu’est née l’idée d’un deuxième volet avec des couleurs différentes et des choses communes avec le premier projet. Ce projet a été monté en live, en concert-spectacle. On met Barbara et Jacques Brel, leurs thèmes, en écho.

Il y a ma voix, il y a le son des instruments, il y a des parties que je dis, je mélange les matières, on retrouve leurs voix aussi. Il y a des choses pensées, réfléchies mais il y a aussi une partie instinctive. On voulait quelque chose de brut et d’élégant. Et il est important d’être sur la retenue, de ne pas en dire trop. Je ne souhaite pas tout expliquer dans l’album ou dans le spectacle, je fais confiance au public qui va comprendre de quoi il s’agit. L’objectif est de transmettre une chanson et de laisser arriver les choses, de la laisser s’inscrire dans toute la sensibilité et dans toute l’émotion de chacun. Chacun interprète dans sa chair, et parfois tout le monde comprend la même chose, c’est magique. Le public a un chemin à faire lui-même. J’aime revenir à une définition de la poésie : on associe deux idées et il en apparait une troisième. La poésie est le maître mot dans notre travail sur Brel et Barbara.

MF : Marc, et si Brel avait interprété Barbara ? Est-ce possible ? Est-ce imaginable ? On sait que Barbara a chanté Brel à ses débuts, mais Brel n’a jamais chanté que lui-même…

MC : C’est bien sûr une question très intéressante par rapport à notre projet actuel. Il est impossible d’y répondre mais on peut s’amuser à imaginer. Il est intéressant d’observer comment  Brel s’exprime et en quels termes. Dans les chansons d’amour, par exemple, Brel a une sorte de vraie barrière de virilité dans la forme. Certes, il sait s’humilier dans l’émotion, subir comme un chien (Vesoul, Mathilde, Ne me quitte pas) mais il ne lâchera pas la sensibilité de manière aussi brute que Barbara, aussi sincère semble-t-il. Il y a un côté très sincère et très direct chez Barbara, tandis que Brel utilise toujours des pirouettes pour s’exprimer, tout en les rendant visibles pour que personne n’en soit dupe. Son rapport au féminin est complexe. Chanter les mots de Barbara, c’est un exercice qu’il n’a pas fait je crois. Difficile donc d’imaginer son univers avec ses propos. Je ne sais pas si Brel aurait pu rentrer dans cette intimité proposée par Barbara, comme dans la chanson Mon enfance par exemple. Je ne sais pas si Brel arriverait à en faire son habit. Il aurait eu des barrières, au-delà de tout le talent qu’il aurait pu mettre à interpréter. C’est un préjugé bien sûr, j’en suis conscient, préjugé fait de toute la mythologie qui existe autour du chanteur. Allez, oui, on peut facilement l’imaginer chanter Perlimpinpin, avec ce débordement d’énergie qui le caractérise.

MF : En fermant les yeux, j’ai envie de l’entendre dire la chanson C’est parce que (je t’aime). J’y arrive presque sur ce fragment :

« J'en ai vu, comme nous, qui allaient à pas lents
Et portaient leur amour comme on porte un enfant
J'en ai vu, comme nous, qui allaient à pas lents
Et tombaient à genoux, dans le soir finissant
Je les ai retrouvés, furieux et combattants
Comme deux loups blessés, que sont-ils maintenant »

Quel est le lien entre ces deux artistes, Brel et Barbara ? Artiste total, exprimant le sacrifice dans chaque interprétation qui renouvèle la chanson, osant tel un funambule perdant l’équilibre par moment sur la corde raide flirter avec le ridicule, sans aucune réserve, … livrant leur âme en psalmodie propre ?

MC : Effectivement tous ces points communs sont justes. Les deux sont allés très loin certes, et ils y sont allés en partant de vraiment pas grand-chose. Ils ont commencé sur un simple « on y va, on bouffera, on bouffera pas… On y va. » et ils ont développé deux personnalités qu’ils ont révélées sur scène dans une cohérence totale. Ils ne furent pas égaux tout de suite car Brel avait de l’avance, elle le chante avant de se chanter. Des choses communes ont nourri une amitié. Il y a une complicité qui s’est établie, une correspondance, une fraternité. Mon travail est séparé de leur personne, je ne cherche pas les anecdotes. Je ne suis ni fan, ni spécialiste de Brel ou Barbara. Il y a plein de choses que je ne connais pas. Je cherche juste à faire corps avec leurs chansons ; et leurs histoires et leurs questions communes.

MF : Marc, vous chantez les chansons d’une femme qui chante, Barbara, vous chantez les chansons d’un homme qui a sa barrière de virilité, comme vous dites, comment compose-t-on pour être à la fois homme et femme ? Y a-t-il une différence de jeu ? Comment s’articulent le féminin et le masculin chez Marc Casa ?

MC : C’est une question posée dès le début. Quand je rentre sur scène, en fait, je rentre sans sexe. Je me veux perméable aux émotions véhiculées par la chanson. La réalité c’est que ce que l’on attribue typiquement aux femmes ou typiquement aux hommes, s’efface et s’effondre dans une chanson qui se met à faire écho en nous. Des chansons d’amour féminines peuvent être interprétées par un homme. Au niveau sensibilité, la chanson peut être appropriée, sans qu’aucune question de genre ne se pose. Je ne vais pas faire la femme, ce n’est pas la question. Je suis un homme, j’ai une gestuelle d’homme, je n’imite pas plus Barbara que Brel. Barbara touche des hommes, car ce qu’elle exprime révèle un état d’âme universel. Avec Brel, c’est un peu plus compliqué pour moi pour l’instant je crois. On a plus travaillé, et certaines choses doivent encore être digérées, appropriées pour parvenir à une interprétation personnelle et sincère. Avec Barbara, il y avait une coïncidence naturelle. Brel laisse peut-être moins de place dans son interprétation physique et énergique. Peut-être est-ce parce qu’il est un homme, comme moi. Exprimer la part de féminité de Brel ? C’est sans doute un sujet dans mes reprises. J’ai d’ailleurs remarqué qu’il m’était plus simple d’interpréter des chansons de Brel déjà interprétées par Barbara, comme si elle avait mâché un travail dans la fluidité

MF : En fait, il me semble que votre force est cette capacité à puiser dans la vie intérieure, et c’est ainsi que se résout l’énigme masculin/féminin, c’est dans la profondeur que l’être échappe à la logique discriminative des sexes. Marc, j’aimerais revenir à votre façon de chanter, de prononcer les mots de Brel. Vous semblez retenir votre vibrato, le rendre fragile, vous chantez comme on parle aussi, avec votre psalmodie propre à l’instar de ceux que vous reprenez, votre lyrisme est toujours contenu. Comment jauge-t-on ? Comment envoyer et retenir dans le même mouvement ?

MC : J’essaye plusieurs choses avant de trouver la bonne manière de dire la chanson et c’est le corps qui synthétise. J’aime les accidents, la somme des accidents qui rend les choses vivantes et sensibles. Je chante ainsi un peu à l’inverse du lyrisme, c’est vrai. Et je suis le lieu du conflit entre la force et la délicatesse. La chanson est le lieu de ce conflit. En quelques secondes, je passe de la violence à la tendresse ou à la timidité. C’est le principe de la poésie que d’associer comme je l’ai dit tout à l’heure, associer pour faire émerger une espèce de tiers non inclus, alors je mêle une intention de voix avec une autre, un instrument avec un autre, etc.

MF : Pour finir, Marc, même si nous savons que cette discussion est un fil qui peut s’étendre indéfiniment, je me demandais s’il y avait des chansons que vous n’osez pas chanter de Brel ?

MC : Celles que je n’ose pas chanter sont celles pour lesquelles je pense que je n’arriverai pas à le faire bien et à être sincère. Parmi celles que je n’ai pas osé reprendre il y a : Ne me quitte pas et Amsterdam. Ne me quitte pas parce que nous n’avons pas trouvé une version à proposer assez intéressante par rapport à celle tant célèbre et réussi, que les gens ont bien marquée dans l’oreille… Et puis Amsterdam parce que cette chanson appartient tellement à Brel, dans sa célèbre version live, dans laquelle son interprétation prend tellement de force. A contrario, j’aime reprendre des chansons qui ne passent pas à la postérité comme Fernand, j’aime me fondre dans son propos, dans cette situation de fébrilité extrême.

Pour aller plus loin : http://www.loucasa-barbara.com/


Ma vie avec Brel
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