Les jeux sont faits
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Le nouveau roman de Sarah Vajda
Vitesse, style, intelligence, voici pour notre bonheur de vivants en sursis, le nouveau roman de Sarah Vajda, auteur de plusieurs romans, biographies et essais, dont sa magistrale biographie de Barrès et son essai récent, L’Ame de Lord Balfour, que l’on peut lire sur le site Mauvaise nouvelle. Pour notre bonheur, disions-nous, car ce livre, Les jeux sont faits, qui décrit un monde inquiétant, dystopique, où l’euthanasie est devenue obligatoire, - mais que tant d’indices nous inclinent à croire proche, sinon déjà là, en attente, au cœur du dispositif politique et social - est bien le livre le moins morbide qui soit, le moins amertumé, « antidote absolu de la déception », art de la fugue, vivante volonté d’embellir le monde.
Nos temps sont déprimés, ricaneurs et livrés au ressentiment, - préludes aux plus tristes soumissions . Sous la plume, en virevolte, de Sarah Vajda nous est donnée une métaphysique sensible de l’échappée belle. Ce roman, qui n’est pas à thèse, est ce qu’il dit, et la façon dont il se dit : une pensée en action, chose, et cause, par étymologie, devenue des plus rares si l’on en juge par la masse de la production romanesque actuelle, vouée à de piètres vengeances ou de lassantes complaisances à l’égard de sa propre tristesse, dont on oublie qu’elle est-ce péché, - au plus profond sens théologique - qui est de rater sa cible.
Sarah Vajda vise juste, ses phrases sont des traits lumineux, elle se hâte, mozartienne, vers ce moment présent qui tant nous échappe ; elle n’est point fascinée par la mort car son personnage, Mireille, est en attente de la Merveille comme l’héroïne de Mistral. Elle réfute l’adage banal, mis à toutes les sauces par ces temps nihilistes « apprendre à mourir », car elle sait avec Chamfort qu’on y réussit fort bien la première fois. Vivre, et parfois seulement survivre, est plus difficile, comme, au demeurant, il est difficile d’écrire, non qu’il y faille ce trop fameux « travail du texte » que de laborieux néo-flaubertiens nous ont ressassé, mais parce qu’il est difficile de trouver, selon la formule de Rimbaud « le lieu et la formule », l’espace intérieur, le temps accordé, et donc musical, où écrire redevient possible, et facile, et léger, portés que nous sommes alors par une vague de fond. Pour y atteindre, il faut avoir été longtemps attentif aux œuvres, au gens, aux paysages, au temps qu’il fait et à celui qui passe. Le style de Sarah Vajda, loin d’être seulement un souci formel, trouve son « bien et son beau », - qui sont une arme, ici clairement dirigée contre une société planificatrice et managériale qui nous engourdit et nous avilit.
Qu’opposer à cet avilissement programmé qui ne soit pas seulement un contraire ratiocinant, c’est à dire un « complément », comme Joseph de Maistre pouvait évoquer la contre-révolution comme une révolution « de complément » ? Sarah Vajda nous le montre, par l’exemple, c’est l’esprit vif et une tête pleine de chansons. Je songe à ce mot qui n’est plus guère en usage : esprité. - un bouchon de champagne vole à cet instant, - si « les jeux sont faits », les temps sont venus de parler des choses profondes avec allant : « ce sont des sots et alors ? Dansons. Chantons. Regardons les nuages et les vagues »
Ne divulguons pas trop de ce roman qui surprend à chaque page. Les Jeux sont faits démontre la supériorité du roman, et de la littérature en général, pour dire le temps. Laissons les politologues, les sociologues, les statisticiens, les moralisateurs. Ce roman, certes, est écrit contre eux, mais surtout en dehors de leurs schémas, ailleurs, et pour ce tout-autre dessein : sauver l’honneur de la parole écrite, de la vie telle qu’elle fut, dans ses paysages, son silence et ses mystères. Comme Villiers de L’isle-Adam dans ses Contes cruels, Sarah Vajda file la métaphore de ce qui est et de ce qui se dessine à l’insu de presque tous ; et ce qu’elle voit, elle nous le montre. On songe à ces contes L’Affichage céleste, La Machine à analyser le dernier soupir, Les plagiaires de la foudre.
Un beau roman toujours nous apprend quelque chose d’essentiel. Priver les hommes de la mort qui survient, non programmée, c’est aussi les priver la vie qui survient. Le crépuscule détient, par ses couleurs chantées, le secret de l’aurore. Ida-Marina se révèle Mireille par sa rencontre avec la matutinale Davia, premier personnage qui apparaît dans sa fuite hors de ce monde où l’Etat-Providence, gagné par l’hybris, s’est substitué à la Providence divine, certes, mais aussi, dans sa volonté planificatrice, à la simple dignité des êtres et des choses, faisant de chaque homme un touriste, partout et toujours, un touriste à une autre touriste semblable : « La liste de leurs envies ne constituait à ses yeux qu’un simple copié-collé d’un supplément de presse dominical ou de leur page préférée des réseaux sociaux, quand les siennes demeuraient, à l’image et à la ressemblance de Sénèque, de Marc-Aurèle ou de Porphyre de Tyr ! Elle était Marcella, la dédicataire du vieux philosophe, ou encore Héloïse, Julie… toutes les femmes qui, à la vanité des choses, avaient soudain préféré – il n’est point temps d’être prude à 20 ans ! - La sagesse. »
Sarah Vajda, Les jeux sont faits, éditions du Cherche Midi, 328 pages. 21 euros.