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Les Jeux sont faits de Sarah Vajda

Les Jeux sont faits de Sarah Vajda

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Amoureuses de l’humain en l’homme, candidats à l’amour de l’humain dans ce que peut une femme, lisez les incroyables Jeux sont faits, et pour toujours magnifiquement défaits par Sarah Vajda. à l’heure où l’euthanasie devient le dernier mot et le geste ultime de nos démocraties, je salue l’embarcation possible dans la lecture de cette partition engagée, plus qu’audible, abrupte dans la fidélité à la vie, rivée au roc d’un style incompressible, « là que » tout se passe et que le miracle a lieu.

Une femme, Mireille, joue à qui perd gagne : elle refuse de participer au programme des « Jeux sont faits », où elle est convoquée, à l’âge légal de 68 ans, à venir profiter d’un séjour présenté en tout point agréable et convivial, pour y recevoir à dose et heure précise une mort confortable et métrée. Ce nouvel opus de Sarah Vajda, en plus d’être un bonheur, signe l’urgence que la littérature attendait à mesure que se précise le tropisme ambiant pour les solutions « bienveillantes » qui voudraient nous épargner le dernier chapitre d’une vie humaine, enfermant tous les autres, toutes les autres, dans une allégeance de masse au dire de Google. Les étoiles sont alignées avec ce coup de maître, qui relie un sommet de la littérature au cri d’alerte de deux médecins philosophes, Faroudja Hocini et Bruno Dallaporta, dont le livre Tuer les gens, tuer la terre, paru en même temps que celui de Sarah Vajda, est magnifiquement repris à l’octave supérieure dans la trame élancée de ce roman. Déployant toutes les harmoniques du grand NON qui devait s’écrire face à la mise à mort des personnes par décision démocratique, Vajda se fait joaillère du geste de « riposte poétique » (hautement abouti, parce que de longtemps préparé, fort d’une rare acuité et de l’indéfectible d’une vocation) que ces deux praticiens appellent de leurs vœux en guise de contournement et de Non pur et simple devant l’incitation convenue au désespoir : répondre autrement que par un geste létal, c’est aussi permettre à un tel auteur de trouver écho dans notre culture et dans nos librairies. à l’heure où les philosophes de terrain ne savent plus que faire sinon improviser en matière de maraudes éthiques, ce livre n’a pas d’autre destin que celui d’être accueilli et dévoré comme du pain béni. « Immarcescible », nous dit par grandes vagues brûlantes ce je-ne-sais-quelles-eaux magnifiques, douces et confluentes où Mireille nous entraîne, loin des sirènes de la masse et de cet « univers sans homme » qui rend son chant inaccessible.

Vajda, Kafka, ou l’écriture comme marque du besoin de se tenir « hors de la série des meurtriers » : il faut comprendre les déplacements du personnage de Mireille et contempler, Vénus anadyomène, ce flamboyant passage sur l’acte de nager comme métaphore et peut-être aussi comme reflet d’un « psychanalyser » à l’arrière-plan. L’écoute flottante si merveilleusement ourlée dans ces pages, dans une alternance profonde entre reprise et déprise, expérience intime de la contrainte sans violence et de la résistance, me replonge dans les mailles du sentiment très fort qui m’a déjà surprise au fil de ses précédents romans : oui, des écrivains de cette trempe anticipent ce qui « contraint » les psychanalystes à répondre de quelques précieuses trouvailles. Cette figure d’une « paternité au féminin » qu’incarne Mireille ne laisse pas de donner à penser : qu’est-elle encore, sinon une sorte de Moïse elle aussi sculptée dans les eaux de Michel-Ange, avec cette même robustesse, cette même musculature uniquement destinée à tenir cette capacité à tourner le regard, à se retenir de tout casser et de briser les tables de la loi ? Le renoncement matriciel de Mireille, son apparent sacrifice qui n’est en fait que fidélité au sacré, me parviennent comme une magnifique illustration, pour aujourd’hui, de ce renoncement pulsionnel qu’évoque Jean-Michel Hirt, visant la splendeur de ce renoncement à composante pulsionnelle, qui ne doit pas être confondu avec un renoncement d’impuissance au pulsionnel. Passer de l’impuissance à l’impossible, nous dit Jean-Michel Hirt ; insupporter l’insupportable, dira Sarah Vajda, toujours à l’octave supérieure. Les Jeux sont faits, ou la déclinaison parfaite, au féminin, de ce peuvent les progrès dans la spiritualité, incidemment dans l’espace littéraire : hommes, femmes, ou ce que voudras, plongeons dans ce très beau roman qui donne des envies de filiation intéressantes à l’heure où il est grand temps de remettre, sur les pas de Mireille, le sens de la dimension paternelle. Il faut redécouvrir avec elle la magie du calendrier solaire dont les parents des deux sexes auraient bien tort de se (laisser) priver ; et se laisser parcourir par ce « vertige de la pensée magique » qui, à l’écouter, est peut-être bien plus que le vestige de la pensée analytique.

La réflexion de Sarah Vajda est profonde, comme toujours ; comme toujours ses mots portent le glaive flamboyant de sa pensée et de celle de quelques autres, triés sur le volet d’une vaste culture ; rarement cette fragrance entre les cinq chapitres de la vie s’est trouvée à ce point audible, à ce point désirable. Pour ne la citer qu’aux abords de l’une de ces fulgurances : « L’état peut jouer les gros bras, la résistance aura toujours le dernier mot. »

 

photo © Benjamin de Diesbach


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