Mgr Le Tourneau : prêtre et poète
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Parce que nous pensons que la peinture et la poésie recèlent dans leur fonction intime le secret du désir ontologique de l’homme de se relier à ce qu’il ne voit pas, Mauvaise Nouvelle s’obstine au fil des semaines depuis juin 2013 à mettre en lumière ceux qui écrivent et peignent dans les grottes de la modernité.
Mauvaise Nouvelle s’intéresse cette semaine à « Poèmes mystiques » de Dominique le Tourneau . Qui est-il ? Ordonné prêtre le 4 août 1974, incardiné dans la Prélature de la Sainte Croix et Opus Dei, Chapelain de Sa Sainteté, Docteur en Droit canonique (Université de Navarre) et,… poète. Mgr Le Tourneau a accepté de répondre aux questions de MN sur la poésie.
« Emporte-moi dans les espaces sidéraux,
Fais marcher à fond ta capacité d’attraction,
Fais que j’imite tes propices actions,
Que je vive non en vaincu mais en héros. »
MN : A travers votre recueil de poème intitulé « Poèmes mystiques », on a le sentiment que vous révélez un caractère ontologique de l’homme. Avant même la réception de la foi, l'homme désire l’invisible. Vos poèmes mystiques peuvent-ils être lus par l’homme qui n’a pas encore reçu la foi ou croit l’avoir perdue ?
Dominique Le Tourneau : Ce titre de « Poèmes mystiques » n’est pas de moi, mais de l’éditeur. J’aurais préféré celui de « Dialogue d’amour », qui reprend l’intitulé du chapitre initial du recueil, et qui, à mon sens, rendait mieux compte de l’esprit dans lequel s’inscrit l’ouvrage. C’était, en effet, une façon de dévoiler le caractère ontologique de l’homme, c’est-à-dire sa relation primordiale avec un Autre, cet Autre qui ne peut être que le Dieu d’Amour, à l’origine de la vie, de toute vie.
L’homme, tout être humain et lui seul, est par nature capax Dei, « capable de Dieu, parce que seul [il] peut le connaître et l’aimer explicitement », selon saint Thomas d’Aquin (De veritate q. 22, a. 2 ad 5). À partir du récit de la création que relate le premier livre de la Bible, la Genèse, les chrétiens reconnaissent que Dieu a créé l’homme « à son image et à sa ressemblance » (Gn 1, 27). Tout l’être de l’homme est inscrit dans ces mots. L’homme et la femme ne sont pas des êtres comme les autres. Leur singularité tient au fait de cette ressemblance et de cette image de Dieu qui, par le baptême, se traduit pas la présence réelle de la Très Sainte Trinité dans l’âme, par une participation à la vie même de Dieu, que l’on appelle la grâce sanctifiante. Ces poèmes, « mystiques » ou non, peuvent être conçus comme une mise à jour de cette relation privilégiée avec l’Autre et un appel à en tenir compte dans la vie de tous les jours, une vie qui est loin d’être rectiligne. Elle connaît ses hauts et ses bas, ses allers et ses retours, mais, en fin de compte, elle ne peut être la vie d’un poisson dans l’eau que dans une relation assidue avec Dieu. Autrement, c’est l’asphyxie.
Je ne sais si celui qui n’a pas encore reçu le don de la foi est en mesure d’aborder cette lecture avec profit. Je pense que oui, même s’il lui faudra surmonter des résistances, faire preuve de persévérance et fournir un effort sur lui-même. Quant à celui qui, comme vous le dites, croit avoir perdu la foi – parce que l’on ne perd pas la foi comme on perd ses clés – mais que les aléas de la vie ont recouverte de sédiments variés, je ne puis que souhaiter que la lecture de ces poèmes, en particulier de celui appelé « Amende honorable », l’aide à se ressaisir et à comprendre qu’il vaut la peine de s’atteler à vivre sa foi, ce qui, en fin de compte, n’est pas si difficile que cela, parce que Dieu reste toujours proche de ses enfants et n’attend qu’un geste, qu’une demande de leur part pour se porter à leur secours.
« Je me réincorpore à l’antique ascendance :
Demeurant ton enfant, j’acquiers de l’endurance. »
MN : Vos poèmes mystiques sont tout le temps dialogue. On a véritablement le sentiment que l’expression est celle d’un pécheur conscient de son péché, qui ne le dissimule pas. Est-ce cette conscience du péché qui permet de produire de la poésie ? Le beau est-il lié à la faute ? La faute est-elle nécessaire à l’art ou à son expression ?
DLT : Il est vrai que j’ai privilégié ici la forme dialoguée. C’est un choix conscient. J’aurais certes pu m’exprimer différemment. Mais il m’a semblé préférable d’entrer – et, de ce fait, d’inviter le lecteur à entrer – dans une conversation aussi intime que possible avec l’Autre, avec le Bien-Aimé. À découvrir ainsi que loin d’être seuls dans l’existence et livrés à nous-mêmes, il existe Quelqu’un qui non seulement s’intéresse à nous, mais qui nous connaît de l’intérieur, qui veut notre bien le plus profond, le plus accompli, et qui, plus encore, est la source même de notre bonheur. Il va sans dire que, dans tout écrit, l’auteur met une part de lui-même, se dévoile sans nécessairement se mettre à nu. Mais c’est une partie de son vécu qui s’exprime, tributaire de l’existence qu’il a menée jusque là, des lectures dont il s’est nourri, des rencontres qu’il a faites. Je dois manifester ici ma reconnaissance envers saint Josémaria, le fondateur de l’Opus Dei, dont les enseignements ont façonné ma vie spirituelle et ma façon de voir le monde et d’être en relation avec Dieu.
L’auteur, poète ou non, délivre un message qui, pour lui, revêt toujours un caractère important. C’est pourquoi il m’est difficile de comprendre comment un peintre contemporain peut produire une œuvre à laquelle il accroche le titre de « Sans nom ». N’a-t-il donc rien voulu exprimer de précis ? Lui n’est pas anonyme, puisque son patronyme figure à côté de la toile. J’éprouve toujours la sensation désagréable que c’est se moquer un peu du public.
Quant à savoir si la faute est nécessaire à l’artiste ou à son expression, la réponse doit sans doute être mitigée, car l’on ne saurait en faire une condition sine qua non de l’expression artistique. Mais sans le péché, nous n’aurions pas les pages vigoureuses et pénétrantes d’un saint Augustin ou d’un Léon Bloy. En tout état de cause, la conscience de la faute et du pardon que celui qui s’en repent sincèrement trouve toujours auprès de Dieu, apporte nécessairement une coloration très humaine et divine à la fois à la production artistique. Cela la rend sans doute plus authentique, plus proche du réel, plus compréhensive aussi envers notre monde, plus humble enfin.
MN : La poésie est avant tout, comme disait Edgard Poe, le rythme fait beauté. La forme a un rôle évident, un poème est avant tout un texte construit. Est-ce une façon efficace de rentrer en dialogue avec le Créateur ? Est-ce une façon d’échapper à la vulgarité de tout dire, une façon d’utiliser des raccourcis dans le labyrinthe ?
DLT : Une vie sans Dieu n’est pas une vie authentique. C’est une vie ratée, gâchée. Bien sûr, il ne s’agit pas de juger autrui, car Dieu donne sa grâce et se dévoile à qui il veut. Il n’empêche que seuls ceux qui se savent enfants de Dieu peuvent être réellement heureux et s’enrichir continuellement au contact du Créateur, Rédempteur et Sanctificateur tout au long de leur existence terrestre.
La Beauté n’a rien d’abstrait. Elle est un attribut de Dieu. Mieux encore, puisqu’en Dieu tout est Un, Dieu est la Beauté même. La création est un reflet de cette beauté de Dieu, moyennant quoi le livre de la Sagesse (13, 1-5) et l’Apôtre Paul dans son épître aux Romains (1, 19-20) affirment que l’homme qui ne découvre pas Dieu à partir de ses œuvres, du monde visible, est inexcusable. Simone Weil, la philosophe, dira pour sa part : « Je crois que le mystère du beau dans la nature et dans les arts (seulement dans l’art de tout premier ordre, parfait ou presque) est un reflet sensible du mystère de la foi » (Lettre à un religieux).
La poésie est une expression verbale, une façon de coucher sur le papier et de transmettre à nos semblables des idées que nous formons dans notre intelligence et des sentiments qui naissent dans notre cœur. Mais cette intelligence est, elle aussi, un reflet de l’Intelligence de Dieu, qui s’exprime par le Verbe. Ce Verbe qui s’est incarné en Jésus-Christ. Par suite, tout écrit, la poésie en particulier, est bien une façon d’entrer en dialogue avec Dieu, de donner une résonance particulière, personnelle à la Parole divine, incarnée en l’homme que nous sommes.
Tout comme le compositeur de musique tire des mêmes notes une symphonie, un assemblage toujours différent de ses autres productions et de celles de ses collègues, l’écrivain se sert des mêmes mots pour exprimer des sentiments variés, suggérer des sensations diverses et, si possible, élever l’âme, enrichir l’être en le faisant accéder à une sphère supérieure. Si, comme le dit saint Augustin, celui qui prie chante deux fois, celui qui entonne cette autre forme de chant qu’est la poésie peut être considéré comme priant doublement.
La poésie n’est pas un roman. Elle impose un choix, des limites. Comme le disait René Char, « le poème émerge d’une imposition subjective et d’un choix objectif » (Partage formel). Elle demande de se contenter de quelques touches, de quelques impressions. Je la conçois plus comme une amorce de dialogue du lecteur avec son environnement personnel, avec Dieu s’il le veut, s’il le peut, comme une invitation onirique, que comme un carcan auquel se tenir. Olivier Messiaen disait qu’il voyait une couleur dans chaque note. Je le crois volontiers, car j’en ai fait l’expérience au cours d’une célébration en la cathédrale Notre-Dame-de-Paris, alors que le jour tombait et qu’une chorale emplissait les voûtes de sa prestation prenante. Oui, le poème est forcément un raccourci. Mais à chacun de le parcourir comme il l’entend, de faire halte où il veut puis de repartir à son rythme, de reprendre sa respiration ou bon lui semble.
MN : Vos « Poèmes mystiques » expriment une certaine « simplicité » dans les sentiments qu’ils suggèrent et pourtant, nous ne versons jamais dans une « contemplation panthéiste des choses de la nature », ou encore dans l’expression d’évidences humaines et humanistes, deux dérives courantes chez ceux qui veulent faire de l’art en louant. Qu’est-ce qui, selon vous, fait que vos poèmes échappent à ces écueils tout en gardant une expression pure ?
DLT : Vous parlez de « simplicité ». Peut-être publierai-je un jour un ouvrage ayant pour titre « Dialogue d’un enfant avec son Père », qui est un commentaire du livre du prophète Isaïe. J’évoque cela pour faire état d’un contexte plus large dans lequel je me situe et qui est bien celui de la simplicité. Car, quand l’on dialogue avec son père, l’on ne fait pas de la littérature ni de la rhétorique, l’on ne prépare pas de beaux discours, mais l’on utilise le langage de tous les jours. Sachant que, dans la relation enfant-père, tout ce qui concerne le premier intéresse le second.
Si les poèmes ne versent pas dans une « contemplation panthéiste des choses de la nature », c’est parce que mon regard s’élève par-delà le monde purement matériel – qui n’est pas rejeté, mais est comme un escabeau, ou plutôt une échelle pour rejoindre les hauteurs apparemment inaccessibles de l’indicible et de l’invisible, de ce Dieu qui est et reste notre Père, mais que nous ne pourrons voir – si notre vie est bien orientée – qu’au-delà de la mort, avec notre entrée dans l’éternité.
Ce qui permet d’échapper à l’écueil que vous mentionnez, c’est précisément cette vision de l’existence, qui n’est pas enfermée dans le cours du temps ni uniquement tributaire des contingences matérielles, mais qui est tournée vers les larges horizons, des horizons sans rivage, de la Jérusalem céleste. C’est aussi parce que ces textes sont sensiblement pétris de références à la Sainte Écriture, ce qui leur imprime indéniablement une facture particulière, qui leur permet d’échapper à l’emprise du monde présent, les rend atemporels. Cela se remarque sans doute dans le poème « Paradoxes » qui met en parallèle l’attitude des mondains et le comportement des hommes sensés, et qui est un commentaire du Psaume 2 sur la royauté du Christ.
« Les mondains en catimini m’observent.
Ils ont la prétention que je les serve.
J’ai un silo de grâces en réserve.
Ta tendre amitié, vois, je la conserve. »
Mais le lecteur pourra tout aussi bien déceler des réminiscences d’auteurs sacrés, comme saint Césaire d’Arles ou saint Louis-Marie Grignion de Montfort, que profanes, comme Péguy ou Claudel.
Le dernier texte porte sur « La Vierge Marie ». Le fidèle, le catholique du moins, se retrouve en Marie, qui fait le lien entre l’humain et le divin, puisqu’elle permet l’Incarnation du Fils de Dieu et nous donne celui qui est vrai Dieu et vrai Homme. Si l’enfant dialogue avec son père, comment pourrait-il ne pas en faire autant avec sa mère, surtout s’il s’agit de Notre Dame ? Saint Jean décrit dans le livre de l’Apocalypse (chap. 12), la beauté de cette femme hors pair qui a joué et continué de tenir un rôle unique dans l’histoire de l’humanité. Ce poème est le point d’orgue du recueil, parce que c’est « toujours par Marie que l’on va et que l’on ‘revient’ à Jésus », comme le disait saint Josémaria (Chemin, n° 495). Je ne puis concevoir ma relation à Dieu, pas plus d’ailleurs que ma relation au monde et à mes semblables, sans cette présence maternelle. Ces poèmes qui, en définitive, sont un cri du cœur, une forme de prière, se sont certainement formés, façonnés auprès de son Cœur. Ils lui doivent donc quelque chose. Je ne puis qu’espérer que le souffle qui émane d’elle soit comme une flèche qui blesse le cœur de plus d’un lecteur.
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