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Pierre Gardeil, Lectoure, Henri Michaux et moi

Pierre Gardeil, Lectoure, Henri Michaux et moi

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Je connais l’existence de Henri Michaux depuis plus de 60 ans.
J’étais en classe de lycée, comme on dit aujourd’hui, il me semble en seconde, à Lectoure, à l’école St Joseph. J’avais des facilités en mathématiques et en physique, mais c’est la littérature qui m’intéressait, malgré mon niveau moyen en français. Tout simplement, comme cela est arrivé à beaucoup d’élèves, c’est un professeur, celui de français, qui m’a emporté dans la littérature, la culture, et m’a aidé à grandir dans ma foi catholique.

Pierre Gardeil, professeur de philosophie en terminale, mais également de français de la quatrième à la première (et même d’histoire, car nous n’avions plus de professeur d’histoire et de géographie), passionnait son auditoire en nous initiant à tout ce qui l’intéressait, pas encore la philosophie vu notre âge, mais déjà la littérature (romans, poésie, théâtre), la musique(classique, notamment le chant sacré, mais aussi le jazz que pourtant il connaissait peu : c’est grâce à lui que j’ai écouté le 33 tours « the Good book »1958 de Louis Armstrong qui m’a enthousiasmé et que j’ai acheté aussitôt), le cinéma, la télévision, la bande dessinée, et même le rugby, le judo et la tauromachie, et avec tout cela le Christianisme. Bien sûr il initiait ses élèves au théâtre, avec les professeurs du lycée public concurrent il avait créé un cinéclub, et plus tard il créa au sein de l’école Saint Joseph la chorale Les feux de St Jean.

Dès la classe de quatrième, ses cours de français m’ont passionné : nous suivions et nous « faisions » le programme, mais il avait le don de nous proposer des séances tout à fait originales. Doté d’une voix éclatante il mettait en lumière tout ce qu’il nous présentait, n’ayant pas peur d’afficher des goûts tranchés. Notre bible de lecture était constituée par « les 5 Lagarde et Michard », du Moyen Âge au XIXème siècle(le XXème siècle n’était pas au programme et le « Lagarde et Michard » correspondant n’était pas encore édité), mais il n’avait pas peur d’aller piocher ailleurs.

Il aimait lire à voix haute et il nous entrainait dans ses admirations grâce à ses explications. C’est par lui que j’ai appris à apprécier des auteurs aujourd’hui moins connus comme Louise Labé, Agrippa d’Aubigné, Bossuet, et admiré pour toujours les plus grands, comme Racine, La Fontaine ou Baudelaire. Ces séances de lecture étaient un enchantement. Elles ne s’arrêtaient pas à la poésie ou au théâtre qu’il récitait bien mieux que n’importe quel acteur que j’ai entendu depuis. Ainsi il prit le temps de nous lire en classe, le grand Meaulnes en entier, le Journal d’un curé de campagne également, et tout un chapitre de L’Idiot. Nous l’écoutions dans un silence religieux.

Et quand il découvrait « quelque chose », il n’avait pas peur d’en faire profiter ses élèves : un adolescent est toujours assez mûr pour comprendre et apprécier la littérature.

Le XXème siècle n’était pas au programme, qu’importe. C’est ainsi que nous avons découvert le théâtre de Jean Anouilh avec la pièce l’Hurluberlu ou le réactionnaire amoureux et qu’un matin, en classe de seconde, il nous dit : « je vais vous faire découvrir un écrivain que sans doute vous ne connaissez pas, Henri Michaux. » Et il a lu. Je ne me souviens pas exactement de tout ce qu’il a lu, mais je n’ai pas oublié mon éblouissement immédiat à l’écoute de quatre des textes présentés,

Mes occupations
Je peux rarement voir quelqu’un sans le battre. D’autres préfèrent le monologue intérieur. Moi non. J’aime mieux battre.
Il y a des gens qui s’assoient en face de moi au restaurant et ne disent rien, ils restent un certain temps, car ils ont décidé de manger.
En voici un.
Je te l’agrippe, toc.
Je te le ragrippe, toc.
Je le pends au portemanteau.
Je le décroche.
Je le repends.
Je le décroche.
Je le mets sur la table, je le tasse et l’étouffe.
Je le salis, je l’inonde.
Il revit.
Je le rince, je l’étire (je commence à m’énerver, il faut en finir), je le masse, je le serre, je le résume et l’introduis dans mon verre, et jette ostensiblement le contenu par terre, et dis au garçon : « Mettez-moi donc un verre plus propre. »
Mais je me sens mal, je règle promptement l’addition et je m’en vais.

Plume au restaurant
Plume déjeunait au restaurant, quand le maître d’hôtel s’approcha, le regarda sévèrement et lui dit d’une voix basse et mystérieuse : « Ce que vous avez là dans votre assiette ne figure pas sur la carte. »
Plume s’excusa aussitôt.
- Voilà, dit-il, étant pressé, je n’ai pas pris la peine de consulter la carte. J’ai demandé à tout hasard une côtelette, pensant que peut-être il y en avait, ou que sinon on en trouverait aisément dans le voisinage, mais prêt à demander autre chose si les côtelettes faisaient défaut. Le garçon sans se montrer particulièrement étonné, s’éloigna et me l’apporta peu après et voilà…
Naturellement, je la paierai le prix qu’il faudra. C’est un beau morceau, je ne le nie pas. Si j’avais su, j’auras volontiers choisi une autre viande ou simplement un œuf, de toute façon maintenant je n’ai plus très faim. Je vais vous réglé immédiatement.
Cependant, le maître d’hôtel ne bouge pas. Plume se trouve atrocement gêné. Après quelque temps relevant les yeux… hum ! C’est maintenant le chef de l’établissement qui se trouve devant lui.
Plume s’excusa aussitôt.

Sur le chemin de la mort ma mère rencontra une grande banquise

Sur le chemin de la Mort
Ma mère rencontra une grande banquise ;
Elle voulut parler,
Il était déjà tard,
Une grande banquise d’ouate.
Elle nous regarda mon frère et moi,
Et puis elle pleura.
Nous lui dîmes — mensonge vraiment absurde que nous
comprenions bien.
Elle eut alors ce si gracieux sourire de toute jeune fille,
Qui était vraiment elle,
Un si joli sourire, presque espiègle ;
Ensuite elle fut prise dans l’Opaque.

L’avenir.

Les deux premiers m’avaient épaté : comment Henri Michaux avait-il réussi à transformer en pure poésie un simple petit récit de chansonnier de radio ?

Le troisième m’avait touché au cœur : je venais de perdre ma mère. Sans rien dire il exprimait très exactement ce que je ressentais et que je ressens toujours. Je n’avais pas assisté au décès de ma mère, étant à ce moment pensionnaire à l’école St Joseph, mais je me suis vu assister à cette agonie avec mon jeune frère, à l’époque pensionnaire à Lectoure comme moi, et curieusement, chaque fois que je relis ce court texte, je vois cette scène qui n’a jamais eu lieu.

Pendant des années j’ai récité en silence ce poème, mais n’ayant pas le texte original en ma possession, je me trompais dès le premier vers en disant

« sur le chemin de la mort ma mère rencontra une vaste banquise. »

Quand j’ai retrouvé le texte initial j’en ai été surpris et gêné car je croyais bien le connaître et je me disais que l’adjectif vaste collait mieux avec le texte et son idée, jusqu’au jour où j’ai compris que j’avais transféré, à mon insu, sur le texte de Michaux, le premier vers d’un poème de Baudelaire, « j’ai longtemps habité sous de vastes portiques … »

Quant au quatrième, qui est le plus étrange et le plus formidable, nous l’avons d’abord écouté, épatés, puis nous avons eu à l’étudier. Pour cela avons dû le comparer au poème de Leconte de Lisle Solvet Seclum. Les deux textes parlent du même sujet, la fin du monde, et ont le même point de vue : ce sera atroce.

Je ne me souviens pas de ce que nous avons dit d’Henri Michaux, ni de ce que nous a expliqué notre professeur.

Ce dont je me souviens, c’est de cet énorme coup de massue qu’il nous assénait et de la façon dont il s’y prenait pour décrire ce qu’il voyait et nous faisait voir : une avalanche de mots, existants ou créés, de sons, d’images disparates, d’idées, de phrases construites ou non, tous ces éléments accumulés concouraient à nous dire : ce sera absurde, ce sera atroce. Le vocabulaire, la grammaire, impuissants à nous dire cela, sont outrepassés. Il n’y a plus à respecter les règles, une seule chose compte, dire et montrer le réel.

Face à cette flamboyance, le très beau poème de Leconte de Lisle nous paraissait bien fade (je l’ai relu, il n’est pas fade, il est beau, il me plait). Et comme des cuistres nous nous étions ingéniés à y trouver des défauts. Ainsi nous avions estimé que, pour un Parnassien, la rime des deux derniers vers,

Ira fertiliser de ses restes immondes
Les sillons de l’espace où fermentent les mondes

constituée à partir du même substantif, était bien pauvre.

Ce n’est que plus tard, en classe d’hypokhâgne, que j’ai appris que le mot monde a pour origine le nom latin mundus qui veut dire monde, et le mot immonde l’adjectif mundus qui veut dire propre, et compris que nous n’étions pas encore au niveau de Leconte de Lisle.

Mais peu importe nos commentaires erronés sur Leconte de Lisle, nous avions immédiatement ressenti que nous venions de découvrir un extraordinaire poème d’un immense écrivain inconnu. Le vocabulaire, la grammaire, les règles de syntaxe sont là pour nous aider à dire ce que l’on voit, ce que l’on veut exprimer, ce que l’on doit dire. Quand ils ne le permettent plus il faut chercher ailleurs. C’est ce qu’avait magnifiquement réussi Henri Michaux. Nous l’avions compris immédiatement

Je n’imaginais pas qu’une telle écriture puisse exister. Depuis ce jour, chaque fois qu’on me demande de citer des grands poètes français je pense spontanément à plusieurs que chacun admire, mais surtout à Jean Racine et à Henri Michaux, et à qui m’interroge sur Henri Michaux, je donne toujours le texte de l’Avenir.

J’ai quitté le lycée, j’ai abandonné les études littéraires et Henri Michaux que je n’ai pas cherché à connaître davantage.

Je n’avais gardé de lui que cet intense rencontre de 1961. Un jour d’octobre 1984, une collègue de bureau me dit que le matin à la radio on a parlé de la mort d’un grand poète français, Henri Michaux et me demande si je le connais. Je lui réponds oui et lui en dis deux mots. Le jour même je suis allé dans une librairie acheter le volume Plume précédé de Lointains Intérieurs. J’ai retrouvé l’auteur que j’avais rencontré à l’âge de16 ans. Il n’avait pas changé d’un iota.

Ma dernière rencontre avec Henri Michaux, me fut encore offerte par Pierre Gardeil. Comme beaucoup de ses anciens élèves, je suis resté en lien avec mon ancien professeur de français et de philosophie. Il est décédé en septembre 2010. A notre grand regret, ma femme et moi n’avons pas pu assister à ses obsèques, devant ce matin-là partir pour être présents au mariage de la fille d’un ami. Nous avons appris que ses enfants organisaient la veille, dans la maison de leur père, à Lectoure, une soirée de prière ouverte aux proches et aux amis. Au cours de cette chaleureuse soirée de prières et d’échanges, plus proche du matin de Pâques que du soir du Jeudi Saint, le professeur de français de St Jean (lycée de l’école St Joseph), que je ne connaissais pas et que je n’ai jamais revu, a ouvert un livre et a lu des textes d’Henri Michaux, tout à fait adaptés aux circonstances. Une fois de plus Henri Michaux m’était offert à voix haute (en fait à voix douce et calme). Je ne sais pas de quand dataient ces textes qui m’étaient inconnus et que j’ai maintenant oubliés. J’y ai retrouvé le même écrivain, mais tout différent, apaisé et, comme l’enfant prodigue, revenu dans la maison du Père. Il avait enfin atteint ce qu’il avait cherché toute sa vie.


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