Morale chrétienne : carcan ou libération ?
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MN : Pascal Jacob, je vous remercie de nous accorder cet entretien au sujet de votre dernier livre « La morale chrétienne : carcan ou libération ? » édité chez Desclée de Brouwer. Nous pouvons dire qu’il s’agit pour vous d’un thème de prédilection, puisque nous nous souvenons d’un précédent Opus intitulé : « la morale chrétienne est-elle laïque ? » De fait ce fut une lecture de plage tout à fait exigeante pour faire de ce temps de vacances un temps de réflexion et d’élan. Et nous percevons aussitôt, dès les premières pages, une filiation dans les magistères de Jean-Paul II voulant réconcilier Corps et âme, et celui de Benoit XVI voulant réconcilier foi et raison. N’y a-t-il pas une correspondance entre la teneur de ces magistères et l’évolution de nos sociétés, nos papes ne nous ont-ils pas finalement fourbi les armes nécessaires pour affronter le monde post-moderne ?
Pascal Jacob : Oui, c’est certain : nous avons besoin d’ordre et d’unité dans notre pensée, parce que nos vies sont extrêmement fragmentées, et que nous sommes sollicités de toutes parts par des exigences parfois contradictoires. Par exemple, mes intérêts de consommateurs ne sont pas mes intérêts de citoyens. Le niveau de vie que nous sommes presque contraints de posséder est écologiquement néfaste. Nous avons besoin de réunifier notre être, en effet. C’est le sens de ce que les philosophes appellent la « vie bonne », ou la « vie heureuse ».
Jean-Paul II nous a donné une anthropologie qui unifie la personne sous l’aspect du don. Ce n’est pas une vision statique, mais dynamique, car le don est un mouvement, un « extase ». Or le corps ne saurait être étranger au don de soi, ni l’âme car le don est volontaire. Penser la personne comme être qui se donne implique donc de comprendre son unité.
Benoît XVI est en effet le pape de l’unité de la raison et de la foi, qui invite en particulier à éviter le rationalisme étroit des Lumières. Dans la foi, écrit-il, Dieu se révèle comme raison, mais une raison « qui agit avec amour ».
MN : A vous lire, tout est accessible par la raison, par l’exercice de l’intelligence. La morale ne devrait donc pas être rapport à la loi, à la norme mais à la conscience avant tout, la loi n’est pas première. Et je vous cite « le philosophe préfère l’autorité de l’argument à l’argument d’autorité », mais si nous pouvons être égaux vis-à-vis de la loi, sommes-nous tous égaux face à cet exercice de discerner le bien du mal ?
PJ : Tout n’est pas accessible par la raison, mais la raison est tout de même capable de saisir les grands principes de la morale : la dignité de la personne, par exemple. Notre conscience est notre propre souci de faire le bien. En ce sens elle précède la loi, parce que la loi est d’abord faite pour rappeler à la conscience une exigence qui ne lui est pas étrangère. « Tu ne commettras pas de meurtre » ne fait que rappeler à la conscience une vérité qu’elle devrait déjà reconnaître. Mais en effet, certaines coutumes, voire certaines lois ou même des intérêts puissants peuvent obscurcir la conscience.
MN : « Le relativisme est pavé de bonnes intentions »… Le relativisme est effectivement une tentation que vous combattez dans votre ouvrage philosophique. Vous vous appuyez sur Saint Thomas pour rappeler qu’un acte est bon ou mauvais et ne change pas de nature en fonction des circonstances. Par ailleurs, nous avons parfois l’impression que l’on rentre dans un exercice dialectique en jouant avec les définitions : par exemple tel acte ne serait pas un vol selon l’intention, les circonstances, le rapport à autrui… Mais comment être sûr de ses raisonnements ? Comment ne pas craindre de produire pour soi des raisonnements agissant comme un écran de fumée prêt à justifier mes actes au regard de ma conscience ? Combattre le relativisme sans tomber dans l’écueil d’adorer la loi, ne nous place-t-il pas définitivement dans une prise de tête perpétuelle ?
PJ : C’est précisément le relativisme qui nous place sous le joug de la loi, en refusant à la conscience la capacité de juger en vérité du bien et du mal. Si la morale est relative, la loi prend le pouvoir et la conscience n’est plus reconnue comme jugement. Les circonstances et l’intention deviennent alors, en effet, des éléments qui permettent la transgression de la loi.
Prenons un exemple simple : Si un enfant joue sur la chaussée, je vais griller la ligne blanche pour l’éviter : c’est une exception à l’interdiction de franchir la ligne blanche. Mais lorsque l’on réfléchit, on se rend compte que cette exception se justifie en vertu d’une loi supérieure, non écrite, qui elle ne connaît pas d’exception : c’est la loi qui presse notre conscience de respecter la vie. C’est une loi dont on peut dire qu’elle est naturelle à notre conscience, même lorsque la culture l’obscurcit.
MN : Vous parlez logiquement beaucoup de loi naturelle dans votre ouvrage. Et nous nous apercevons que le mot nature renvoie bien souvent l’opinion à la biologie alors même que ce concept philosophique adopté par l’Eglise, renvoie à l’être. Ne faudrait-il pas d’ailleurs l’appeler loi de l’être plutôt que loi naturelle ? Peut-on dès lors échapper à la théologie ? Quel lien faites-vous entre théologie et morale ? Et finalement la morale chrétienne ne serait-elle pas simplement ce qui s’oppose à ceux qui refuse d’être ce qu’ils sont, ceux qui ont la volonté de ne pas être ?
PJ : Nous avons l’habitude de voir la nature comme un système de forces que nous pouvons maîtriser à notre profit. Quand on parle de loi naturelle, la nature renvoie à la « nature des choses », c'est-à-dire à leur être. Mais il s’agit de leur être sous un point de vue particulier, que dit le mot « nature » : Quand on parle de la nature d’une chose, on parle de son essence en tant que dynamisme, tendu vers des finalités dans lesquelles cette chose trouve sa perfection. C’est ainsi par exemple qu’il faut l’entendre quand Aristote écrit que « tout homme désire naturellement savoir » : La quête du savoir est inscrite dans son essence, dans sa nature, qui est une nature raisonnable, parce que cette nature raisonnable trouve une perfection dans la connaissance.
Mais, et c’est là que le philosophe a besoin du théologien, il s’agit pour l’homme d’une nature « blessée », de telle sorte que ce n’est pas seulement le bonheur que nous cherchons mais aussi le salut : nous cherchons ce qui va nous sauver du mal qui est au cœur de notre nature. Nous avons besoin du théologien et de la foi, mais au fond la grande tentation du politique aujourd’hui n’est-elle pas de nous « sauver du mal » en reconfigurant l’humanité ?
MN : Vous ne combattez pas seulement le relativisme dans votre ouvrage, mais également ce que vous appelez le volontarisme. Si on pense à Saint Paul (Rom 7,19 : Car je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas.), la volonté est pourtant bien au cœur du dilemme de la morale. Mais finalement mettre la volonté avant l’intelligence, ne serait-ce pas tout simplement mettre la charrue avant les bœufs ? Le volontarisme même purement religieux, amènerait donc à abdiquer la raison et donc Dieu…
PJ : Le volontarisme est une attitude, d’origine religieuse en effet, qui consiste à donner le pas à la volonté sur l’intelligence. Pour le théologien Guillaume d’Occam, c’est parce que Dieu veut la vérité que la vérité est bonne, et non parce qu’elle est bonne qu’Il la veut. Nous avons transposé cela dans nos sociétés sécularisées : c’est parce que le Peuple veut l’avortement que l’avortement est un droit. C’est en effet une abdication de la raison, qui se soumet à la volonté, et une disparition de Dieu, puisque la volonté autonome n’a plus besoin de Lui.
MN : Pour finir, je souhaiterais rapprocher vos écrits sur la morale de la controverse de Ratisbonne où Benoit XVI évoquait le rapport entre la foi et la raison dans l’Eglise vs dans l’Islam. Dans votre livre, vous dites « C’est par le refus du volontarisme et du relativisme que la morale chrétienne est profondément laïque. » N’y a-t-il pas là matière à fournir aux politiques et à la société toute entière, une clé de lecture pour notre temps du rapport entre les religions et la République et notamment l’Islam. Cette morale chrétienne plaçant la raison en premier et refusant à la fois le relativisme et le volontarisme, s’érige en opposition à la fois au modernisme post-moderne et à la charia…
PJ : C’est aussi le discours au Bundestag de 2011 qui est décisif : « pour le développement du droit et pour le développement de l’humanité il a été décisif que les théologiens chrétiens aient pris position contre le droit religieux demandé par la foi dans les divinités, et se soient mis du côté de la philosophie, reconnaissant la raison et la nature dans leur corrélation comme source juridique valable pour tous. » Si l’on veut une définition de la laïcité, c’est ici qu’il faut regarder. Il est vrai que l’Islam ne reconnaît pas cela. Il y a un certain aveuglement de nos politiques, sans doute renforcé par leur hostilité au christianisme, qui semblent croire que la loi de la République finira par s’imposer à tous, et que l’islam deviendra plus facilement que le christianisme une sorte de sagesse domestique à usage privé. C’est peut-être pour cela que les politiques flattent autant l’islam. Ils cherchent à le récupérer, sachant que les catholiques leur sont perdus. Ils croient pouvoir construire un « islam de France » laïc et républicain, alors que l’Islam est par essence hostile à la séparation des pouvoirs.