Sade : Les 120 jours de Sodome
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Sade : Les 120 jours de Sodome
Dans le fond, n’importe quel dictionnaire des noms propres me fournit déjà tous les éléments dont j’ai besoin. Je « tiens » là un marquis – autrement dit un noble - né au siècle « de la raison » et ayant subi les condamnations de trois justices consécutives pour des faits de violence, de sodomie et de blasphème. Pas de quoi condamner un homme à mort. J’apprendrai ailleurs que du fait de son statut nobiliaire et familial – il était le gendre du président du parlement de Paris - Sade incarnait l’ennemi à abattre dans une société qui préparait sa révolution. Sa belle-famille concourut au maintien de l'incarcération du gendre débauché afin de conserver son nom en état de propreté. Entretemps la caricature de Sade avait eu le temps d’hypertrophier son trait. C’est donc conscient - jusqu’à l’obsession - de son enfermement arbitraire, que Sade va radicaliser sa liberté par la seule arme dont il dispose : l’écriture. Et c’est dans ces conditions d’oppression extrêmes, qu’il livrera le plus libre, le plus flamboyant et le plus sulfureux de ses opus, ce qui, pour la petite histoire, vient encore renflouer ma certitude que la force d’une œuvre est directement proportionnelle à toute forme de contrainte qui prétend l’interdire.
Revenant aux « 120 jours » je n’ai pas besoin de savoir dans quelle mesure la vie de l’auteur a infusé l’œuvre, ni dans quelles proportions la part fantasmée l’emporte sur la part vécue. Au-delà d’un contexte, d’une conjoncture, en l’occurrence d’une mise au rebut par voie carcérale, l’incroyable « manière » avec laquelle ce reclus a fait hurler le papier chiffon - dépositaire unique de son « quant à dire » - m’arrache toutes les absolutions… La seule vue du précieux rouleau qui reçut au long des douze mètres d’un tramé fragile la sombre vitalité d’un verbe imprécatoire et irréductiblement libre m’émeut.
centre, c’est l’écrivain qui m’intéresse : celui qui active à l’intérieur d’un espace littéraire bien précis – celui de la fiction – ses quatre personnages archétypiques et ses quarante-deux proies sacrificielles. Ce qui advient ou est advenu en dehors d’un livre suffisamment grand pour y accueillir un château et la grande suite de ses protagonistes, ne m’intéresse pas. « Les 120 jours » n’est pas un journal intime : les conventions « romanesques », dont il est tenu librement compte… en attestent : personnages, décor, linéarité temporelle, et même « suspens » si l’on considère comme tel la surenchère du matériau événementiel vers une apogée tragique forcément pressentie… Roman, récit, comme on voudra, même si la violence de la charge fait trembler le genre… En aucun cas « Confessions ».
Car l’homme Sade n’a pas commis les 600 crimes auxquels il invite le lecteur à assister. L’écrivain, si. Et c’est lui qui m’intéresse autant que l’œuvre qu’il semble enfanter sous nos yeux en même temps qu’elle l’enfante lui-même dans une dynamique interactive quasi organique.
À la vue du rouleau désormais sous bonne garde, il s’agit bien de réaliser que sous les pleins et déliés d’une calligraphie frôlant l’indéchiffrable mais rendue lisible par la maîtrise de sa propre fébrilité, une pensée se hisse pour crever la lumière d’un siècle cerné par la raison mais où Dieu peine encore à mourir…
Sade ne se borne pas à L’apostropher d’égal à égal, il Le renvoie à la niche et vide le ciel de Sa céleste présence.
Mais le grand œuvre transgressif de Sade ne s’arrête pas à hauteur de blasphème et le génial imprécateur entend bien pulvériser les piliers de la morale l’un après l’autre, sans en oublier un seul. Evidemment, il ne s’arrêtera pas là car sa nature ambitionne ou plutôt exige l’abolition de toute limite, la conquête du crime absolu, celui qui démarre aux portes de l’inimaginable dans une zone qui relègue le pire au rang de cruauté ordinaire. Et ce crime total dont les applications infinies font nécessairement des « 120 jours » une œuvre inachevée et inachevable, il le commet – confie-t-il - avec l’aval de la Nature, cette Nature dont il rappelle qu’elle orchestre indifféremment les ravissements de ses offrandes comme les effrois de ses fléaux.
Mais quelle rage, quelle ironie, quelle infernale honnêteté, quelle somptueuse bravoure le Marquis a-t-il injectées dans ces encres clandestines dont on devine qu’à défaut de pouvoir recourir à ces dernières, c’est dans son propre sang qu’il aurait trempé sa plume - son sang, son foutre, ou n’importe lequel de ses miasmes - tant en le lisant on ressent l’urgence d’une « charge dans la décharge » et tant on est amené à « voir » dans ce précipité scriptural l’inextinguible éjaculat d’un verbe forcené, obsédé d’incarnation.
Sade embastillé ne cède pas qu’à la mesquine tentation d’un défoulement cathartique, son ambition est plus vaste et quitte à le redire : sans limite. Sade est ce nouveau Prométhée semant du haut de sa tour infernale une lumière noire sur les loupiotes allumées par Rousseau et consorts.
« Les 120 jours »… sont les tables d’une seule loi, une loi cardinale dont Sade « développe » les quelques 600 applications avec une méthode de recenseur pragmatique. Son commandement dont la condamnation de tout ce qui l’entrave est le revers, instaure bel et bien la vision d’une liberté absolue qui se joue du principe d’altérité autour duquel se cristallise la morale d’un siècle (bien que celui-ci connaisse – enfin - la lassitude de ses clochers).
Si avec Camus « Un homme ça s’empêche », avec Sade, un homme ça ne s’empêche pas. Ca ne le peut, ni ne le veut, ni ne le doit. Il est bien question de jouir non pas à la manière prescrite par les épicuriens, non pas généreusement, « gargantuesquement », non pas dans la joie d’un partage extatique, non pas en connivence ni même en adversité, mais jouir par devers l’autre. Jouir non pas avec l’autre, mais contre l’autre dût-il en mourir.
Et mourir, l’autre le doit.
La mécanique du désir sadien partage pourtant avec la nôtre deux de ses principes sinon fondateurs du moins essentiels (plaignons au passage ceux qui y voient de l’aléatoire) : la transgression et le pouvoir. Pour ce qui est de la transgression, Sade a bien sûr identifié le mal dont le champ s’étend bien au-delà du cinquième commandement du Décalogue. Sans cette identification, pas de transgression possible. Et sans transgression, pas d’apothéose lubrique, rien que du bas gratin sensoriel. Pour ce qui est du pouvoir : peut-on désirer ce qu’on ne conquiert pas ? Peut-on, charnellement, jouir de ce qui ne présente aucune aspérité, aucune résistance à notre esprit et s’offre comme un fruit de cueillette jusqu’à annihiler notre ultime énergie guerrière qui réclame l’arrachée ? Mais Sade en monarque absolu régnant sur son royaume intime peuplé de sujets comme autant de matière à jouir, poussera jusqu’au paroxysme les règles du pouvoir. Et le pouvoir suprême, on le sait, est le pouvoir de vie et de mort sur autrui. Mais avant la mort, et le terme se raccorde ici à la petite et à la « grande », il y a les préliminaires… Il y a la souffrance, il y a le martyr et il y a l’agonie. Sade va décliner via une sorte de Kama Sutra affranchi des limites du postural, non seulement toutes les figures de la lubricité – le mot montre ici toute sa faiblesse - mais aussi toutes les étapes menant à son Graal orgasmique.
Pour éclairer les causes de cette injonction criminelle intime qui, au-delà de prescrire son accès à la jouissance, le fonde ontologiquement, Sade invoquera donc la Nature, l’élisant comme référent suprême, voire comme alibi. Mais Donatien va plus loin que la nature pour autant que pousser le mal jusque dans ses derniers retranchements équivaille à « aller plus loin »… La nature n’est animée ni par de bonnes ni par de mauvaises intentions. Comme je l’ai écrit plus haut, elle assure entre offrandes et sacrifices - dont nous seuls avons lecture - la perpétuité de son propre avènement.
Sade, quant à lui, sait de quoi il retourne… Et s’il va jusqu’ à s’expatrier des lois du vivant, c’est en toute connaissance de cause.
Partant de là, tout ce que la Nature rejette, élimine – ses charognes, son barda excrémentiel…- tout ce qui va à l’encontre de la saine reconduction du vivant, Sade se l’approprie, s’en imprègne et s’en « régénère ». Il assoit son règne dans le rebus, l’ordure, la putréfaction, il œuvre à son propre exil, exalte son humanité jusqu’au dépassement de celle-ci et lorgne vers l’inhumanité comme vers l’acmé de sa toute puissance ; et au seuil de l’inimaginable, il l’atteint.
Ceci dit, sans les fulgurantes incises philosophiques qui théorisent la radicalité d’une rupture non seulement avec l’Humanité mais avec la Nature qui en est à jamais la matrice, « Les 120 journées de Sodome » se présenterait – ou plutôt pourrait se présenter - comme le plus scandaleux - ou le plus précieux - catalogue de perversions qui ait été proposé au monde d’alors, dans le domaine fictionnel…. Sans ces incrustations philosophiques extra-lucides -parce que impitoyables dans le traitement de la vérité - et dont certaines nous rappellent en effet à notre propre monstruosité, sans ces diamants étincelants semés comme les cailloux du conte sur les chemins de l’indéfendable, « Les 120 jours » ne constituerait qu’un comble pornographique où l’œil se bornerait à s’écarquiller à la crête de l’explicite. Atteindre au comble de quelque chose reste en soi une prouesse. Mais une prouesse n’est rien. Une prouesse n’emprunte qu’au petit scandale ou au spectaculaire. Il s’agit ici de tout autre chose. D’une secousse, d’un séisme. « Les 120 jours » est un sabre qui partant du ciel alpague Dieu en sa pointe puis poursuivit son œuvre exterminatrice en tranchant, en même temps que la lumière d’un siècle, tous les gadgets du leurre dont les civilisations se bardent et nous parent.
Il importe donc de s’attarder à ces incises plutôt qu’à l’inventaire lui-même. Pour ce qui est de ce dernier, il suffit de savoir que Sade établit une nomenclature des perversions, des tabous et des crimes sans doute inégalée dans l’histoire de la littérature. En vrac, au chapitre des passions simples, on trouvera le fétichisme, le voyeurisme, le transvestisme… et pour l’essentiel : le viol, l’inceste, la scatologie, la coprophagie, la pédophilie, la zoophilie, la nécrophilie, et un solide panel de supplices divers, dont la mutilation, la torture, etc… Au sommet de cette nomenclature du vice et du crime, l’Histoire ajoutera la jubilation qui naît de leur libre exercice et qui a pour nom : sadisme.
En amont de cette aventure dont on pressent déjà la « nature » du terminus, existe une sorte de « pré-requis » et en tous les cas un état de fait inhérent au statut social de Sade. Sous l’Ancien Régime en effet, la société s’organisait autour de trois ordres : la noblesse, le clergé et le tiers-état. La classe dominante s’incarnait dans les deux premiers ordres et la dominée dans le troisième. Sade appartenait donc, comme l’indique sa particule, à la classe privilégiée de même que ses quatre créatures priapiques réunies dans le château de Silling pour procéder 120 jours durant à leurs obsessions orgasmiques par les voies du sang et du foutre. Les mediums de leurs jouissances ne pouvaient qu’appartenir au corps dérisoire de la classe « inférieure », soit au Tiers-Etat.
À moins que son patronyme ne l'accueille implicitement, chez le jeune Sade tout est en place pour que la conscience de son propre pouvoir s'ouvre à l'abus et le relie, par voie de phénomènes qui échappent à ma connaissance, non pas à une jouissance ordinaire qui n'affecterait que l'ego, mais à une jouissance sexuelle.
Tout concourt donc à ce que le divin enfant invite plus tard sur le bûcher de ses jouissances les proies sacrificielles qui pullulent dans les chaumières du Tiers-Etat.
J’écarte l’idée que Sade se soit borné à la manière d’un de La Fontaine ou d’un La Bruyère, à « croquer » ( !) ceux de son temps sous leur « mauvais profil » ou à dénoncer leurs travers par la voie de l’allégorie animalière afin d’assurer sa propre protection. Sa condamnation drainée par une énergie vengeresse inextinguible, n’épingle pas le vice, ni le crime, mais s’attaque au contraire à leurs revers, dans la zone des vertus. Sa condamnation revendique sa pertinence et même sa gloire dans la joie assumée d’un descriptif des crimes que sa plume a perpétrés en liberté et en conscience contre l’Humanité. Il entre en effet trop de jubilation dans l’exhibition du pire, dans l’énonciation de l’indicible, dans l’exposé de l’inavouable, il entre trop de joie, de légèreté, de brio et d’esprit dans ce style à la perfection mozartienne qui s’offre parfois le luxe de quelques pétillantes appogiatures.
La morale de l’histoire, de cette histoire-là, est qu’il n’y en a pas. Elle est à trouver ailleurs, dans l’homme enrôlé dans un siècle qui n’était pas fait pour lui, dans l’homme embastillé qui imprime jour et nuit sur papier chiffon la trace d’une liberté totale et - je me répète encore - irréductible. Elle est à trouver dans l’aventure créatrice qui consiste à explorer les territoires méconnus de l’extrême, quelle qu’en soit la manière et quel qu’en soit le risque. Dans le fond, Sade exhume de notre genèse, au-delà de nos fatales attractions, la vitalité intacte de nos pulsions primales que des siècles de civilisations s’acharnent en vain à domestiquer.
Et oui, définitivement oui, l’éthique doit rester aux portes de l’esthétique.
Quant au lecteur, il lui appartient de franchir ou non celles du château de Silling.



