Philosophie de la catastrophe
Monde Mauvaise Nouvelle https://www.mauvaisenouvelle.fr 600 300 https://www.mauvaisenouvelle.fr/img/logo.png
Philosophie de la catastrophe
Entretien avec Jean Vioulac au sujet de son dernier ouvrage : Philosophie de la catastrophe: L’esprit du nihilisme et son destin
Sacha Cornuel-Merveille : Votre livre s’ouvre sur l’effroi existentiel consécutif aux progrès vertigineux de la science moderne. En quoi ces derniers sont-ils catastrophiques tant sur le plan anthropologique que géologique ?
Jean Vioulac : Il faut tout d’abord s’émerveiller des progrès des sciences dans tous les domaines. Jamais nous n’en avons su autant. Or, ce savoir réduit à rien l’importance de l’être humain : Homo sapiens est une espèce parmi d’autres, apparue par les hasards de l’évolution après les milliards d’années d’une terre vide d’hommes, la terre n’est qu’une planète parmi des milliards d’autres. La science montre donc à la fois l’extraordinaire capacité de compréhension de l’être humain, et son insignifiance. En expliquant la totalité de l’univers, la rationalité scientifique discrédite sa propre origine : il y a ainsi une contradiction, une logique autodestructrice au cœur de cette rationalité. Il faut tenter de comprendre cette logique, puisque c’est elle qui se déchaîne aujourd’hui. L’ampleur de la crise écologique a conduit à l’élaboration du concept d’Anthropocène pour désigner une époque en laquelle l’homme est devenu la principale force géologique sur terre, mais ce n’est pas l’homme en tant que tel qui est en mesure de libérer ces puissances telluriques, c’est la rationalité, et notamment la science, la géologie, la chimie, l’électromagnétisme, la physique atomique. L’Anthropocène est en réalité Logocène.
2- « L’enfance grecque » a prodigieusement développé la physique, l’arithmétique, et la théologie, disciplines censées rendre raison d’un κόσμος harmonieux et bon. Comment la philosophie des Temps Modernes rompt avec une telle conception tout en gardant certains de ses traits fondamentaux ?
L’essentiel est en effet de souligner que la science moderne n’est pas une rupture avec la métaphysique mais un accomplissement. En faisant des mathématiques le principe d’explication de la réalité, Galilée a réfuté l’empirisme d’Aristote au profit de l’idéalisme de Platon. Heisenberg a toujours dit que la mécanique quantique était le développement de la physique du Timée. En se fondant sur les mathématiques, la science moderne l’aborde du seul point de vue de l’unité numérique : l’explication de la réalité est sa numérisation, et donc son atomisation. Le monde harmonieux était centré sur l’homme, l’univers numérique n’a aucun centre.
3- Vous consacrez plusieurs pages à Blaise Pascal, penseur tragique pour qui le développement des sciences est « inutile en sa profondeur » (Pensées). De quelle façon « l’effroyable génie » (Chateaubriand) enterre-t-il, au bord de l’abîme de la folie, certaines prétentions de la raison ?
Pascal est l’un des grands scientifiques du XVIIe siècle, il participe à la refondation moderne de la science, mais il est le seul à en percevoir les enjeux existentiels : il comprend que le progrès de la science est la destruction du sens, et qu’elle condamne l’humanité à la vanité, à l’absurdité, au désespoir. Il comprend aussi qu’il y a au cœur de l’être humain une folie irréductible que la rationalité est incapable de supprimer.
4- Vous énoncez de nombreux éléments qui laissent à penser qu’il faut acter avec lucidité la « mort de Dieu » prophétisée par Nietzsche. La période de détresse qui est la nôtre voit ressurgir les fondamentalismes religieux. Comment analysez-vous ce déni massif face à une telle catastrophe métaphysique mettant « en péril la culture terrestre » (Nietzsche) ?
Pascal opposait le Dieu des philosophes et des savants au Dieu des prophètes et des croyants, et en effet, ce sont les deux figures qu’à pris Dieu dans notre histoire. Le Dieu des philosophes est métaphysique, il est le fondement des vérités de la physique : la science n’a plus besoin de ce fondement, elle n’a jamais fait autant de progrès que depuis qu’elle s’en passe. Le Dieu des prophètes est métahistorique, il est le seigneur de l’histoire, en laquelle il intervient par le miracle : ce Dieu est mort à Auschwitz. Je ne suis pas sûr que les mouvements néoreligieux contemporains relèvent encore de la religion. Dans notre histoire, les religions se fondaient sur une révélation, c’est-à-dire un accès à la vérité absolue : mais notre univers est intégralement structuré par la rationalité scientifique, chacun de nos appareils techniques la vérifie à chaque instant. Or la science non seulement développe des thèses incompatibles avec les dogmes religieux, mais elle explique en outre l’origine et l’histoire de ces dogmes. Le retour au religieux, comme vous le dites, relève du déni, c’est une façon de fuir une réalité insupportable.
5- Au sein de vos ouvrages, la Shoah (« catastrophe » en hébreux) prend une grande place. Qu’est-ce que ce « nouveau point 0 de l’Histoire » révèle de la puissance de négativité présente en l’Homme ?
Il y a avant et après Auschwitz, et nous, nous sommes après. On ne peut pas s’en croire quitte par quelques commémorations, cet événement est l’effondrement de la civilisation, la faillite d’une histoire qui s’était définie par la providence divine et le progrès humain. Aborder l’histoire à partir du concept de catastrophe n’est pas du pessimisme : la catastrophe a eu lieu. Cette catastrophe révèle la destructivité inhérente à la civilisation industrielle, qui s’est aussi manifesté dans le massacre de 14-18, à Hiroshima et Nagasaki, et aujourd’hui dans la dévastation de la Terre. Mais les progrès de la science sont aussi ceux de l’histoire, et nous sommes contraints à la lucidité de Machiavel sur sa violence et sa cruauté. L’histoire de l’humanité est tout autant celle de l’inhumanité, il y a une destructivité propre à l’être humain, qui aujourd’hui s’est rationalisée, organisée et systématisée.
6- Au moment où d’aucuns voient dans le progrès technique un avenir radieux pour les sociétés humaines, l’écrivain russe Fédor Dostoïevski anticipe avec inquiétude une fourmilière peuplée d’êtres incapables d’aimer. Quels sont les « sous-sols » explorés par l’auteur de L’Idiot et en quoi récusent-ils le caractère inhumain des sociétés protocolaires ?
Le progrès se développe dans une spirale qui implique des forces centrifuges. On pourrait formuler un principe d’entropie, pour dire que toute progression à l’intérieur d’un système est forcément compensée par une régression supérieure à l’extérieur du système. L’esprit du sous-sol chez Dostoïevski est le point de vue de ceux qui ont été éjectés du système, les humiliés et les offensés, qui ne saisissent le progrès que comme un monde inaccessible, dont ils ne perçoivent que le jugement dépréciatif porté sur eux. L’esprit souterrain s’installe dans le ressentiment, la rancœur, la jalousie, la volonté de vengeance, il ne peut plus s’affirmer qu’en revendiquant son ignorance, sa bêtise, sa bassesse. Il y a donc là une contestation de l’ordre social, mais une contestation purement négative, qui ne constitue en rien une ressource politique, contrairement au processus de prolétarisation selon Marx.
7- Il est 23h59 à l’échelle terrestre et l’horloge de l’Apocalypse (doomsday clock) progresse toujours plus vers le gouffre ignoré des « somnambules » (Philippe Descola). Faut-il « s’accroupir » (hunker down) en attendant le pire (David Suzuki) ? Ou est-il encore possible d’exploiter les ressources d’un messianisme non religieux ?
Ce messianisme consiste à reconnaître que l’homme fut la promesse de lui-même. Son histoire a aussi témoigné de son humanité. L’urgence consisterait à faire triompher l’humain sur l’inhumain. Mais je constate d’abord que ce que l’on s’obstine à appeler le progrès technique consiste à déléguer à des machines tout ce qui faisait l’humanité de l’homme, y compris son langage, et d’autre part que c’est l’esprit du sous-sol qui triomphe aujourd’hui : l’internationale est celle du ressentiment, pas celle de la fraternité. Même les femmes et les hommes commencent à se haïr entre eux, ce qui n’est pas un très bon présage à mon avis.
8- Enfin, projetez-vous d’écrire un nouvel ouvrage ? Quel en serait le thème ?
Aucune idée. Je ne planifie jamais rien. Je lis des livres de toutes sortes, je note mes réflexions, et parfois tout cela se cristallise dans un livre.



