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Sollers, le héros

Sollers, le héros

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Il faudrait pouvoir tout appréhender par l’oreille, le souffle, les doigts, pour enfin tranquilliser et réhabiliter cette œuvre à l’encyclopédisme pétillant. L’on pourra dire ainsi qu’aux 20e et 21e siècles enkystés par le mauvais goût, un certain bordelais, grand bourgeois agaçant et fuyant, nous aura livré les armes indispensables à ceux qui mèneront cette Guerre du Goût appelée de ses vœux. Ce qu’il écrivit dans son monumental Éloge de l’infini sur Picasso peut aujourd’hui s’appliquer à la lettre à lui-même, à cette ignorance de son œuvre : « Eh bien, nous ne connaissons pas assez Picasso. De mieux en mieux, oui, mais de loin. Notre temps accéléré est, en réalité, trop lent pour sa rotation, nous ne l’avons pas rejoint dans sa course . »1 Que dire de Sollers ? Qui l’a vraiment rejoint ? Est-il seulement rejoignable ?

Sur la fin, fidèle à sa Closerie des Lilas, je l’avais observé, à quelques tables de distance, vieilli et fatigué, appuyé sur l’épaule de sa fidèle Josyane Savigneau, mais l’on pouvait encore lire le rire et la ruse, sur son visage pétri par la grâce. Puisse-t-il savoir que ses nervures si contradictoires sont parvenues au miracle d’atteindre les jeunes, l’auteur de ces lignes étant né vraisemblablement lorsque le grand renard des lettres rédigeait Femmes. Je me plais à me croire son petit fils ignoré, déclassé, perdu dans les affres de ses dénonciations répétées : fausse jeunesse, imbécilité, inculture historique, biberonnage LGBTQ+++, poisse moderne mécanisée, obsession sexuelle enfante du mauvais 19e siècle, impudeur, velléité littéraire baveuse, tromperie, dénonciation forcenée et moralisatrice d’un spectre maoïste lointain… Il avait raison.

Ses muses et amies ? Une psychanalyste pointue, une vidéaste invisible, une critique littéraire au Monde, une claveciniste ou pianiste lionne fantasmée… En l’observant, je voyais en lui un octogénaire flottant sur les rives de sa jeunesse atlantique tant qu’adriatique. Espionner un espion n’est pas vraiment un crime ; plutôt un jeu d’Agent secret…

On a dit beaucoup de choses sur Philippe Sollers ; des vraies, des stupides, des erreurs, des raccourcis manquant leur cible, et surtout des lectures de son œuvre qui n’en furent pas. Sollers s’adresse à ceux qui savent lire, rire, écouter, trier, sentir, voir, jouir (et comment !), écraser la moraline, voler, écrire (en sachant que seul le génie l’interpelle).

En le voyant discuter avec la Josyane, je m’imaginais ce que pouvait donner une soirée littéraire privée au Flore, ce gratin snobinard à l’adoubement consanguin : fifils à la NRF, fifille à papa lettrée, gloutons de chez Lipp, sinophile aux œufs mayonnaise, sorcières de la musicologie, vieilles sorbonneuses hystériques, touristes maquillées en sueur, docteurs ès-lettres malades, maçons rampants, académiciens dont l’épée ne perce plus aucun cœur, louve chinoise à la robe fendue aux cuisses symphoniques, vieux tonton déglingué rougi au bourbon, cougar boiteuse et distinguée cocufiée par son gigolo, vieux corbeaux de la plume entourés de beaucoup d’S.S.S (Sexagénaires Sans Sexe), dandys en blazer blasés, éditeurs à la voix radiophonique travaillée, stagiaire perdue proposant sa croupe bien cambrée pour compenser son ingénuité, vague odeur de sexe meurtri, planant, effleurant la Badoit de madame et le Beaujolais de monsieur, critiques littéraires aux cocktails à olive dont le contenu du verre est proportionnel à leur talent, directrice de collection amatrice d’huitres et vieille amie de S. mais travaillant pour une maison concurrente, au charme proche de l’endive, mère de famille lectrice au Dilettante habitant Boulogne et son mari le Bois, étudiants d’écoles de commerce ou de Sciences Po experts en PowerPoint ennuyeux, journaliste littéraire en manteau Céline ignorant Céline, et bien d’autres pourritures en gravitation céleste, dont le nirvana est de se croire importantes pour avoir dégoté le nouveau Goncourt, et dont leur fantasme le plus inavouable est de se faire sodomiser par Houellebecq dans un TGV.

On aura bien compris que Sollers survole tout cela… J’imagine son sourire dépité devant ces idioties. Quel charme ce refus de l’idiotie, alors que c’est elle - précisément - qui lui a déployé tout son flanc pour qu’il le troue de ses flèches d’or, rapides : « De nos jours, la vitesse est partout sauf dans les esprits ».2

Sa Guerre du goût est donc bien une réponse à notre paix dans le dégoût. Mais si. Cherchons bien : les réponses fusent et infusent, dans notre fausse tisane littéraire… Votre vie se fatigue, patauge dans la routine grise ? Un peu de Mozart, un peu d’éclairage amoureux effleuré, un peu de flots italiens, quelques glissements du côté de chez Sade et vous voilà requinqué. Ce qui semble le plus abstrait dans la médication sollersienne n’a jamais été si concret. Encore faut-il être sensible à sa musique qui s’insinue entre ses romans, qui inonde ses essais. C’est une œuvre, il est vrai, parfaitement sourde à l’hollywoodienne convulsion, faussement puritaine et véritablement pornographique. C’est ainsi. Le Dieu Cul n’est peut-être rien de moins que le cul de Dieu, première étape avant de nous dévoiler son vrai visage.

On peut le dire, avec le départ de Sollers vers son 18e siècle éternel, c’est le 21e qui est littérairement orphelin. Son œuvre demeure scandaleusement incomprise et sous-estimée. On le réduit au mieux à Femmes, au pire à son Dictionnaire amoureux de Venise. Mais quid du reste de cette œuvre encyclopédique ?

Le temps est venu de repenser la trajectoire de cet homme, de ce charme mouvant, de ce réconfort promis à cette poignée d’élus qui sait le lire, donc l’entendre. On lit avec ses oreilles, on entend avec ses yeux, on bande avec son cerveau, c’est comme ça. Vous n’y pourrez rien, sauf à détruire notre scandaleuse bibliothèque occidentale, scandaleuse d’exactitude, bien sûr…

 

1 Philippe Sollers, Éloge de l’infini, Folio Gallimard, 2001, p. 131.

2 Philippe Sollers, Mystérieux Mozart, coll. Folio Gallimard, 2001, p. 23

 


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