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Mise en ligne L'Art d'écrire

Quatre dromadaires

Par  

A l’Ami, qui me demande pourquoi j’écris, à quel moment, j’ai ou aurais pris la décision d’écrire, je répondrai : Je ne sais pas.

Ce que je sais ?

Avoir eu 4 ans au prodigieux jardin d’enfant de l'École Lucien de Hirsch, où, faute de pouvoir me garder ou me faire garder, mes parents m’avaient inscrite à l’âge de deux ans, et avoir été bouleversée par un calligramme d'Apollinaire qui rime avec dromadaire :

Avec ses quatre dromadaires,
Don Pedro d'Alfaroubeira
Courut le monde et l’admira,
Il fit ce que je voudrais faire,
Si j’avais quatre dromadaires.

Le Bestiaire, ou Cortège d’Orphée, 1911

A cet instant précis, les mots se sont mis en mouvement. Écrire donnait vie au dromadaire sur la page blanche du Temps, le branle au corps et à l’esprit - geste et outil, cher Leroi-Gourhan.

Désormais, l’ennui, le redoutable ennui, s’était éloigné. J'ignorais que ce serait pour jamais. Ô toi, bonne vieille méthode globale, si honnie et décriée, toi à qui je dois, outre une faiblesse insigne en orthographe, une dyslexie majeure, jamais atténuée, mes plus grands bonheurs, soit bénie ! Comme Marie Noël, questionnant son triste cœur, mon cœur, mon cœur qu’est-ce que tu faisais ?

répondait je cousais, je cousais,

à cette même question, j’aurais répondu :

je lisais, je lisais.

A cinq ans, dévorés tous les Oui Oui et à sept, les volumes du Clubs des cinq, les Fantômette et les fleurons de la bibliothèque Rouge et Or, que pour moi ont été et demeurent Tu seras mon chevalier et Sauvageonne des grèves, vibré aux malheurs d’Anne et le bonheur, lu l’Intégrale disponible en rose et vert de Madame de Ségur, il me faudrait poursuivre. Le reste : Louisa May Alcott, Kipling, Verne, mention particulière aux Enfants du capitaine Grant et à Vingt mille lieues sous les mers, Dumas et Mac Orlan, fit de moi, dès l’entrée en 6e, la péteuse de service qui, ayant lu tous les livres du rayon Jeunesse de la bibliothèque, se vit publiquement sommée de réclamer à ses parents l’autorisation d’errer dans la section Adultes et d’y lire ce qui lui tomberait désormais sous la main.

A l'instar du cher Don Pedro d'Alfaroubeira, courir le monde et l’admirer, ce dont je ne me priverais pas.

Tout, dans mon enfance, se rapportait au Livre et au terrain de jeux. Sans famille et sans trop de copines, il va sans dire, je frayais un bref instant avec des inconnus au parc et à la maison, me déguisais, interprétant les personnages d’un roman, d’un poème, d’une pièce l’autre.

Le livre ? A la maison, bien-sûr, la bibliothèque du Grand Georges, interdite, faute de comprendre Plotin et Maïmonide et de déchivrer hébreu, arabe, vieux saxon ou persan et celle de son épouse, ma mère : la bibliothèque classique d’une honnête femme, née en 1912. Beaucoup de romans étrangers, les Anglaises, Goudge, Lehmann et Kennedy ( Margaret pas John ) ; Jacob Wassermann le tant aimé et Thomas Mann, moins de mes hommes, les Russes… Là, que je me suis amourachée pour jamais de Tchekhov. Aucun roman de genre - pas même un Simenon ou une Agatha Christie à se mettre sous la dent - aussi, merveille des merveilles “ Les poètes d’aujourd’hui”, collection Seghers, mentions particulières à Desborde-Valmore, Vigny, Musset, Baudelaire, Mallarmé, et Verlaine, mes préférés en ce temps-là. Les mêmes toujours… Les roses de Saadi, la mort du loup, le jeune homme vêtu de noir qui me ressemblait comme un frère, toast funèbre, réversibilité, clair de lune… il est de pires maîtres.

Pour le reste, le lycée, la bibliothèque municipale de la rue Fessart, la petite librairie de quartier, où j'acquerrai mes premiers trésors avec mon argent de poche, pourvoiraient. La rencontre avec monsieur Granon, le professeur de 4e, demeuré, jusqu'à sa mort en 2020, mon ami, m’ouvrira d’autres portes et contrées : d’abord celle d’Alexandrie et de son divin Quatuor, Huysmans et À Rebours, Barbey d’Aurevilly ensuite, plus inattendue, l’entrée dans l’univers de Tennessee Williams, comme le TEP - Théâtre de l’Est Parisien, honneur à Guy Rétoré ! son fondateur et animateur- , me fera découvrir Brecht, Pirandello et Bernard Shaw, l’Opéra de quat'sous, Six personnages en quête d’auteur et Major Barbara. Goût formé à l’idiosyncrasie, laissée seule à moi même, libre de mes engouements et de mes dégoûts, je ne vivais que de mots et d’admirations. Rostand, Corneille, en ce temps-là, occupaient mes pensées, formaient, Rose et Réséda, mon caractère et peut-être, à mon insu, les choix qui, demain, deviendront les miens.

Ailleurs encore, Le livre. A la Synagogue, majestueux, sacré, au cours du trop long office, Il apparaissait derrière un rideau rouge qui, pour moi, s’apparentait et s’apparente toujours au rideau du théâtre : comédie Française, opéra comique ou opérette…. Qu’importe le genre pourvu que le dromadaire s’ébatte !

Je n’ai donc jamais voulu devenir écrivain, seulement théâtreuse. Résider, en habit de lumière ou de misère, sur un praticable de bois nu où des centaines de Don Pedro d’Alfaroubeira couraient le monde, couraient la chance pour y rencontrer détresse et souffrance et revenir triomphants - maîtres d’eux et de l’univers - par l’efficace des mots, moteurs et consolateurs de l’humaine existence.

La suite ?

Une carrière de metteur en scène avortée après vingt bonnes et merveilleuses années, un retour tardif à l’Université détestée, encadré par deux stations paradisiaques : d’abord un bref séjour à l’EPHE où, décidée à dédier un Tombeau à ma passion du théâtre, je m’étais mise en tête de composer Le tombeau du cardinal de Retz, un péan en l’honneur de la Fronde et de ses acteurs et pour cela, avais eu l’idée saugrenue de m'inscrire au cours d’un certain Pierre Geoltrain, portant sur les origines du christianisme, nécessaires selon moi à comprendre la France.

J’y ai rencontré, non pas le Maître mais l’ami qui m’a sauvé la vie, celui qui m’a renvoyée à l’Université et convaincue de l’éclat de ma vie ratée, rappelé que Cendrillon, et non Javotte et Madelon, était une héroïne et que dans ces films de kung fu que j’aimais tant, le maître balayait l’auberge, moqué de tous, avant, à la dernière scène, à la fin de l’envoi, de sauver le village !

Ensuite à l’EHESS, où ma sauvagerie intellectuelle s’est vue quelque peu atténuée par des lectures plus savantes et mieux encadrées, jusqu’au jour mémorable d’une soutenance de thèse où, par une rude de journée de janvier où il gelait à pierre fendre, seule de ma promotion, je me suis vue refusée, pour des raisons idéologiques, les félicitations du Jury, en dépit de rapports à faire rougir une personne aussi orgueilleuse que moi ! Pas une tragédie, excepté pour la vie matérielle et l’équilibre de mon foyer !

Là-bas, sous les douces férules de François Hartog et d’Yves Hersant, j’avais découvert l’intelligence au travail et les régimes d’historicité, aussi, non seulement Tesauro et Gracian, Strauss, Léo, pas Johann, Pic de la Mirandole et Tullia d'Aragona , Bruno … retrouvé le goût de l’élégance, de la sprezzatura et du duende, l’attrait sans pareil du baroque et aux côtés d’Hersant, mon directeur de thèse, l’essentiel : le plaisir du texte, ce jour où nous nous confiâmes, l’un à l’autre, ouvrir Barthes comme les méthodistes jadis, la Bible, à n’importe quelle page, pour y trouver l’inspiration du jour.

Quelques mois après la soutenance-catastrophe, H. W., un de mes professeurs et néanmoins ami, m’a invitée à déjeuner. Ce jour-là, dans la rue même où je vivais adolescente, à l’angle Saint Placide-Cherche-Midi, le maître, sans sommation, m’a expédiée chez Flammarion où une de ses étudiantes, qui lui devait maints ascenseurs, attendait - il l’affirmait avec raison - un livre de moi. Une biographie. Mais, je ne suis pas écrivain ! ai-je rétorqué. L’ami s’est contenté de sourire. Il avait lu mes neuf-cent-soixante pages de thèse, vu dix de mes vingt et quelques spectacles et performances, lu les proclamations programmatiques qui les accompagnaient. Je n’avais qu’à me taire et à enfourcher mon dromadaire.

Après un Barrès, composé à la sauvage, j’ai commis le Hallier, trois ans de travail, plongée en apnée dans le cloaque de la bassesse humaine et le petit monde des Lettres, quand un après-midi, attablée à mon “bureau d’esprit”, j’ai ressenti l'exacte jouissance qui me saisissait, hier, metteur en scène, dirigeant ses acteurs et compris avoir, après bien des années d’errance et une longue hégire, retrouvé l’un des quatre dromadaires de mon vieil ami Alfaroubeira, que je ne cesse, désormais, de chevaucher, de déserts en vertes contrées d’allégresse et retour.

Pour le meilleur et le pire.

Une vie de fidélité à l’enfant que je fus. Une vie- calligramme, en compagnie de quatre dromadaires : le camélidé des lectures enfantines, celui du théâtre et de la synagogue, suivis par ceux de l’étude et enfin de l’écriture.

What else?

Un dernier café pour la route ?


4 A.M.
Une saison sous la mer
Miserere