Clément Rosset : Tragique et hasard
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Clément Rosset (1939-2018) est un philosophe de premier plan. Défenseur d’une vision du monde tragique, celui-ci se gausse de tous ceux dont le but est de masquer la souveraineté du réel tel qu’il est. Au sein de Logique du pire (PUF, 1971), l’auteur développe l’idée selon laquelle le concept de hasard ne constitue pas un moment fortuit dans une grande trame ordonnée mais bien l’équivalent du réel tout entier, silencieux et insignifiant. Loin d’en être horrifié, le philosophe nous invite à accepter cette absence de monde dont nous pouvons tirer une joie absolue. Un ouvrage capital.
Tout d’abord, il s’agit pour Rosset de ne pas inscrire sa logique du pire dans un pessimisme philosophique. D’après celui-ci, le monde est un donné dont nous pouvons constater, après coup, qu’il est une catastrophe dont il aurait mieux fallu se passer : chez Schopenhauer, nous décelons une vision de l’existence comme désillusion, ce que le pessimiste allemand nomme en anglais une « déception » (a disappointment, a nay, a cheat). Selon cette optique, nous espérons un ordre des choses et nous nous heurtons à celui-ci (« mauvaise ordonnance, mais ordonnance », écrit Rosset), concluant ainsi qu’il aurait mieux valu ne jamais exister. À l’inverse, la perspective tragique énonce qu’il n’existe rien que nous puissions qualifier de monde : un cosmos ordonné et mal fait, on n’en sort pas ; un hasard brut et silencieux, nous pouvons dire que nous n’y entrons jamais. Nous comprenons que les défenseurs de l’absurde sont nécessairement conditionnés par une logique première d’ordre : Rosset récuse une telle approche. En effet, le hasard tragique fait du monde un non-sens, il se déroule des choses de façon éparse sans que nous puissions faire appel à un principe capable de transcender l’inertie et le hasard brut. Non content du réel tel qu’il est, le métaphysicien cherche à ajouter une doublure à celui-ci, nous pouvons dire qu’il fabrique de l’être avec du hasard. Bref, le réel peut aller se faire voir ailleurs.
Si le pessimiste s’échine à affirmer le pire, le tragique laisse briller le hasard des choses, le rien dont on ne peut en dernière instance rien dire. De cette conception, Rosset déduit que le logicien est un paranoïaque, celui qui se risque à interpréter le bloc du réel : entérinant le passage de la relation à l’être, le paranoïaque pense à côté comme son étymon l’indique. Prenant l’exemple du parler quotidien, Rosset fait dire au tragique « il se trouve que », tandis que le paranoïaque ajoute à ce début de phrase l’adverbe justement : rien ne peut échapper à sa volonté inextinguible de plaquer une logique sur un réel qui en est fondamentalement dépourvu. Loin de vouloir flatter son lecteur, le philosophe tragique entend lui annoncer la couleur : son geste est dévastateur, voire terroriste. À la manière du navire décrit par Lucrèce apportant la peste, le tragique de Rosset déclenche la pitié : celle-ci n’est évidemment pas le sentiment de compassion encouragé par Schopenhauer. Il s’agit plutôt d’une volonté cruelle d’exacerber les maux des hommes ; non pas de supprimer le poison du réel dans toute sa rudesse, mais de stimuler notre capacité à l’endurer avec bravoure. Certes, nous éprouvons la perdition, le tohu-bohu des sentiments et des passions, l’insignifiance de notre galère ; cerise sur le gâteau, nous ne pouvons faire appel à une nécessité quelconque et consolatrice. Et bien soit, haut les cœurs, tout est fichu fors l’honneur. Une logique du pire peut subsister, celle qui le fait passer de l’inconscient à la conscience, du silence à la parole, mais cela ne nous épargnera pas le sang et les larmes.
Également, ce genre de considérations est à la portée du grand nombre. Comme le fait remarquer Rosset, les adages populaires reconnaissent sans peine le hasard cruel auquel nous sommes livrés (« C’est comme ça, ma pauvre dame ! ») ; seuls les mandarins issus de quartiers huppés imaginent pouvoir rendre raison d’un monde chaotique et incertain : Sartre méprisait la sagesse des nations, alors que celle-ci touche le cœur du réel, pur hasard silencieux indifférent à nos cris d’orfraie. Le combat philosophique réside donc entre les idéologues, de Platon à Descartes, les intellectuels paranoïaques pour qui un programme pourra toujours débrouiller le désordre apparent des choses ; et les tenants de la philosophie tragique (Lucrèce, Pascal, Montaigne, Nietzsche), pour qui il ne manque rien puisque nous ne pouvons rien dire du réel, il est ce qu’il est, point à la ligne. Rosset prend le parti des seconds : il ne s’agit pas de tricher en tombant dans la logique du désir comme manque, il s’agit au contraire de pouvoir désirer quelque chose.
À présent, étudions la déconstruction des concepts de hasard et de nature opérée par Rosset.
Quelle est donc cette nature ?
Rosset tient à nous mettre en garde : plusieurs conceptions du hasard ne correspondent en rien au hasard tragique dont il est le défenseur acharné. Ainsi, lorsque nous évoquons le « sort » (fors) qui frappe quelqu’un, nous nous référons à quelque chose de connu, par exemple la Fortune des tragédies grecques. Le hasard peut aussi évoquer une rencontre, à entendre comme arrivée fortuite où les référentiels de la rencontre sont imprévisibles ; il s’agit de la rencontre de deux séries causales indépendantes évoquée par Cournot, une coïncidence. La contingence, quant à elle, implique une non-nécessité, faisant référence à un premier référent qu’est la nécessité. Nous comprenons que le hasard est éminemment polysémique : le terme désigne originellement un château situé en Syrie au XIIᵉ siècle. Guillaume de Tyr, chroniqueur des Croisades, rapporte que les chevaliers y jouaient à un jeu de dés (al-sār en arabe). Plus tard, il renvoie à une situation hors de contrôle, ou alors une malchance dans un cadre ludique. Avec le XVIIᵉ, le hasard recouvre tout ce qui n’est pas justiciable du point de vue de l’esprit, une intuition d’un blanc, d’un manque à penser indépassable. Enfin, il est associé à la « perdition », à comprendre comme absence totale de référentiel. Cette acception est tragique : acte de pure négation, il ne fait pas de référence précise de ce qu’il nie. Dans ce sens, le hasard renvoie au refus radical de la superstition, c’est-à-dire au refus de l’ensemble des tentatives infructueuses d’ajouter au réel un revers consolateur, que cela soit sur un plan politique, religieux ou philosophique. Si les trois premières définitions du hasard se bâtissent sur fond de non-hasard, le hasard tragique ne fait fond sur rien d’autre que lui-même, un blanc dont il est impossible de dire quoi que ce soit.
Plus profondément, il s’agit pour l’auteur de pointer le fait que la plupart des acceptions philosophiques du hasard ont besoin du concept de nature qui en est la condition de possibilité. Certes, il existe du fortuit mais il se déroule au sein d’une trame ordonnée (Dieu, Intelligence), expliquent les philosophes ; Rosset refuse une telle thèse. À ce sujet, il nous fait remarquer le caractère incertain de l’entreprise de définition de la nature : aucune définition satisfaisante n’en a été donnée au cours des siècles. Reportons-nous au Larousse : La « nature » a pour acception l’ensemble des choses qui existent naturellement ; tandis que le « naturel » renvoie à ce qui appartient à la nature. Cela ne nous avance guère mais nous pouvons affirmer que nous ne pouvons rien en dire, donc la nature est, stricto sensu, rien. Contre le hasard dit événementiel supposant une nature ordonnée comme condition de possibilité d’existence, le hasard originel tragique au contraire produit ce que l’on peut qualifier à tort de nature. L’ordre fait fond sur un hasard constituant. Selon cette optique, toute organisation naturelle, y compris le vivant, n’est qu’une organisation se bâtissant sur le hasard originel : Lucrèce écrit à ce propos que la nature de ce qui existe est spontanée, sans aucun recours à une intervention extérieure, et hasardeuse, elle ne se réfère pas à des principes étrangers à l’ordre inerte de la matière (sponte sua forte en latin). La dissolution de l’idée de nature permet ce que Rosset nomme un « terrorisme philosophique », présent chez des auteurs aussi divers que les Sophistes, Hume, Montaigne, ou encore Nietzsche. Celui-ci déclare sans ambages : il n’y a pas de nature, il n’y a que du hasard, donc pas d’hommes, ni aucune espèce de choses. Le fait qu'il n’existe que du hasard implique qu’il n’y a pas à proprement parler d’être ; nous pouvons ainsi paraphraser le rhéteur Gorgias : « Rien n’est » (Traité du non-être). Que reste-t-il alors ? Des occasions, des sensations singulières, des caractères changeants, des jeux de rencontres ; Rosset dit à ce propos : « L'occasion est la tessiture de tout ce qui existe. » En somme, la nature laisse place à la convention, à entendre comme tout ce qui se rencontre (congrégations minérales, végétales et autres), et comme ordre institué par les hommes (lois, coutumes). Plus généralement, le tragique célèbre le paraître plutôt que l’être, l’identité n’ayant pas de sens : à l’instar d’Ulysse, l’homme tragique déclare avec fierté n’être personne. Devant cette parure bigarrée de hasard et de non-sens, Clément Rosset nous invite à nous laisser happer par la joie, fête intérieure qui exulte malgré tout et accepte le hasard avec allégresse : ce qui est, est ; ce qui n’est pas, n’est pas, réjouissons-nous.
À présent, attardons-nous sur la pratique concrète du terrorisme philosophique de Rosset.
Pratique du pire
Tout d’abord, la pratique du pire prend chair dans une éthique d’accueil. L’homme tragique est tolérant dans la mesure où il est susceptible d’accueillir toute forme d’information extérieure, un objet, une pensée, puisqu’elles n’ont pas à proprement parler d’être ; elles apparaissent sur un fond de hasard originel. Puisqu’on ne peut rien dire du réel, nous ne pouvons rien en exiger non plus ; d’où la réticence du tragique face aux idéologies morales, religieuses, ou politiques. Rosset pointe le paradoxe de la tolérance de la pensée moderne : contre l’obscurantisme ancien, on oppose un nouvel obscurantisme fondé sur l’idée de valeurs humanistes auquel nous ne pouvons déroger sous peine d’excommunication ou de censure, voire de châtiments divers et variés. Dans le domaine de l’étude de la nature, les lois des scientifiques remplacent l’ordonnancement de Dieu, ce qui n’aide en rien à disqualifier le concept de nature et à reconnaître le hasard brut du réel. Contre ces perspectives, le philosophe fait de l’éthique tragique tout ce qui nous permet d’approuver le réel avec force, condamnant ainsi les idéologies au non-sens ; seule l’attitude pusillanime de celui qui se dérobe à la dureté de ce qui est doit être combattue.
Sur un plan artistique, Rosset défend une création impossible, c’est-à-dire une esthétique du pire. Lorsque Hippias répond à Socrate que le beau est une belle fille (Hippias majeur), provoquant le mépris de Platon et des universitaires conformistes, il défend une conception esthétique tragique et nominaliste. Le beau, loin d’être ce par quoi les choses belles sont belles (Phèdre), est plutôt une belle chose telle qu’elle s’offre au regard d’un homme à un certain moment. Le beau n’est qu’un kairos, une rencontre heureuse, disqualifiant la conception réaliste du beau qui existerait en soi. En effet, la création est impossible, sur fond de hasard, comment créer un ordre ? Il s’agit plutôt de sélectionner et d’agencer les bonnes images issues du torrent hasardeux du réel. L’artiste tragique devance le hasard, va au-devant de lui, en créant du hasard plus imprévisible encore ; il est parfaitement inutile et désespérant. En doublant la vie, il la célèbre, il l’approuve sans condition, « il accepte sans réticence le hasard ambiant » et accueille avec bienveillance ses trouvailles hasardeuses.
Enfin, le rire est un élément essentiel de la pensée tragique. Devant le rien du réel, nous reconnaissons le hasard de toute existence et cela peut nous faire rire. Exterminateur et gratuit, le rire tragique est sans pitié, il ne s’inscrit pas dans une logique finaliste et compensatrice : « Il rit mais il ne dit pas pourquoi il rit ni de quoi il y a à rire » ; bref, il rit de rien. Jubilation cruelle, le rire tragique refuse toute interprétation et se marre devant l’indicible, la destruction. En reconnaissant le hasard comme vérité de tout ce qui existe, le rire tire sa force de l’approbation sans faille à ce qui est. Il rit de tout, y compris de la mort, Rosset parle de fête devant la mort. Dans les jeux de la vie, de la mort, et du hasard, la pensée tragique nous invite à l’exaltation dionysiaque devant un réel à tout jamais sans double et sans consolation.
Lucide et impertinent, l’ouvrage de Rosset nous livre un constat implacable : seul le hasard existe, disqualifiant l’idée de nature. Devant ce qui est, nous pouvons tressaillir de joie, nous renforcer face au réel tel qu’il est, ou alors fuir dans la logique paranoïaque, incapables de dire oui sans vouloir justifier tout ce qui arrive. Par l’éthique, l’art, ou le rire, nous pouvons jouer avec le hasard en l’acceptant de toutes nos forces. Au moment où tout est soumis à une petite morale idéologique, (re)lire Clément Rosset est tout aussi salvateur que revigorant.