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Fixer des vertiges

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C'est par le choc que le Poétique entre dans le langage, c'est dans la zone de contraste, par le biais d'une alliance sémantique inattendue que le poème pénètre en littérature comme en la vie. Les fichiers étymologiques qui figent le verbe dans des loges d'où il ne sortira que via des figurations heureuses ou malheureuses, prévoient des appariements avec des étymologies compatibles. Mais ces "mariages de raison" sous l'autorité du beau, du sensé et du convenu s'autodétruisent quand le Poétique impose le magistère de son anarchie.


Ces frictions entre deux termes étrangers l'un à l'autre mais réunis par l'effet d'un contraste fertile, cette audace grammaticale qui sans déchirer la langue la déploie, ces "idées folles" qui plongent leurs racines en des pôles ennemis mais dont un ressenti hors pair célèbre l'alliance : tout ce qui, dans la langue, bouleverse ouvre la perspective de l'illimité. Mais ces fulgurances, quand elles sont l'accident du génie, pointent toujours leur source, le vers désignant - comme on trahit - le poète en sa chair et en sa destinée. Si l'on n'est pas soi-même porteur de ce scandale qui voit dans la fracture le lieu de nouvelles germinations, si on n'entre pas soi-même en collision avec les propositions du réel, si on n'est pas soi-même l'exclu volontaire de toutes les dormances, de quel poème prétendrions-nous nous délivrer ?


Ecrire " la terre est bleue comme une orange" c'est déjà pousser vers l'obtus l'angle de perception du réel. Mais avant Eluard, Verlaine inclinait parfois sa poésie figurative vers une énigmatique abstraction en nous invitant à "… préférer l'impair, plus vague et plus soluble dans l'air". Plus tard, de nouveaux voyants ( Michaux, Artaud, Char… ) viendront intranquilliser la langue via leurs dislocations furieuses…


"Intranquilliser" la langue et intranquilliser sa vie, c'est revenir à l'urgence poétique dont le hurlement des écrans nous barre désormais l'appel.


Revenir à l'audace des alliances… Baudelaire a mis fin à une tradition de prudence poétique en évoquant de l'amour ses "caresses profondes". On tient là, la moitié d'un alexandrin. La formule est "jolie", les mots "respectables"… mais c'est précisément leur accouplement qui valut à Baudelaire procès, censure et condamnation. Jusque là, la caresse en appelait aux métaphores pudiques cristallisées autour du frôlement… Combien de brises, de plumes et de guirlandes odorantes n'ont-elles pas accompagné une main demeurée à la crête d'un épiderme… La "caresse profonde" de Baudelaire rend à Eros ce qui lui appartient et guide la main de l'amant depuis l'ineffable survol jusqu'à la charnelle enfouissure dont Courbet peignit l'explicite invitation.


L'enfant de Charleville-Mézières qui porta - selon moi - le verbe vers d'indépassables hauteurs ne "procéda" à rien. il ne fit que s'"acquitter" de sa propre puissance, il ne put que se défaire - l'espace d'un temps adolescent - d'un excédent ontologique. Et dans l'événement de cette illusoire délivrance, sa jeunesse opta pour la voie des encres, une voie trop mesquine pour le génie poétique qui était le sien même si c'est par son étroite entrouverture que le plus ivre des bateaux fila vers l'absolu.
Rimbaud, cette torche vivante qui illumina son siècle, cette grandiose anomalie dont notre époque ne retient qu'ersatz et effigies, reste la proie des glossateurs qui croient aujourd'hui encore faire "parler" son mystère en l'étalant sur une table de dissection.
Il n'y eut "au final" qu'un seul enfant au monde capable d'écrire " Je fixais des vertiges…" et puis de partir, de rompre : avec les mots, avec l'amant, avec une existence déjà épuisée et dont il avait si précocement éprouvé les limites. .
Mais où qu'il soit allé, où qu'il se soit jamais perdu ou trouvé - qu'importe - il emporta toujours le poème avec lui puisque le poème, c'était lui.


Obregon : vertiges de la narration
Elle, Dé Dé : Diana Danesti.
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