Obregon : vertiges de la narration
Livres Mauvaise Nouvelle https://www.mauvaisenouvelle.fr 600 300 https://www.mauvaisenouvelle.fr/img/logo.png
Obregon : vertiges de la narration
« La fiction venait de rentrer de plain-pied dans le Réel. » Marc Obregon nous offre dans un seul roman tous les vertiges de la narration. Nous prenons conscience que la voix qui crie dans le désert engendre le récit, que le prophète n’est qu’un écrivain. « Notre appréhension du réel n’est jamais qu’un processus d’addition et de soustraction par lequel nous entretenons le mirage des causes et des conséquences. » A partir de là pourquoi ne pas tout raconter autrement et rendre un futur possible ? L’orbe, publié aux éditions du Verbe Haut, est un récit démultiplié en trois parties : Tristan, Violette et l’Orbe. Trois récits aussi étrangers que familiers. A priori, ils se ressemblent avec les mêmes protagonistes, et l’on retrouve des détails qui émergent comme des bornes : un livre de poésie, la voix de Violette, une pièce cachée dans un appartement, … Nous sommes aujourd’hui et le futur est déjà là. Marc Obregon nous rend tellement intime sa science-fiction que l’on se demande si elle ne fait pas partie de nos souvenirs. Nous sommes à l’heure de la guerre en Syrie, mais cette dernière semble passer au second plan par rapport à la menace d’une pandémie venue de Chine. Le vrai sujet est l’accélération que permet cette menace dans une gouvernance mondiale permise par le règne des data et de l’intelligence artificielle. L’orbe s’approprie le globe. Violette explique : « Nous habitons désormais une nouvelle sphère qui se surimpressionne au globe terrestre. » On peut aussi et surtout voir cette multinationale qui supplante tout gouvernement et balaye toute légitimité comme « Une vraie pieuvre cosmique, l’Anti-Dieu par excellence ». A force d’entraîner une intelligence artificielle, ne risque-t-on pas de se voir déposséder d’une partie de son être ?
Dans le premier récit, Tristan, de retour à Paris, entend partout la voix de Violette, sa douce et belle collègue journaliste morte dans un attentat en Syrie. Il se réfugie dans un cercle de poésie pour fuir un monde confiné dans lequel il entraine une intelligence artificielle. Dans le deuxième récit, Violette veille sur Tristan le patient zéro dans le comas. Elle lui parle et finit par lui lire de la poésie pour échapper à la fois au chaos sociétal et à l’ordre mondial qui s’installe. Dans le troisième récit, Tristan le journaliste rencontre Violette le petit génie de la data à un congrès international. Leur relation amoureuse épistolaire a-t-elle un pouvoir vis-à-vis de l’Orbe qui vient de proposer d’anticiper et d’éliminer tous les problèmes de l’humanité avant même leur apparition ?
Les divergences entre les récits ne sont que variations. Les trois sont vrais, aucun n’est réel. « Vous n’avez rien à comprendre. Il suffit de croire. Ce monde n’est pas le bon. En croyant, nous le changeons, même si c’est infime. Cela commence par un détail. » Et si ce détail est un livre de poésie, alors le prophète peut engendrer une narration neuve. Si on ne sait ce qu’est devenu le réel, le roman permet tout de même de discerner la vérité qui est pleinement accomplie dans le troisième récit, dernier stade de réincarnation du Verbe. Flottante dès le début, la vérité que nous saisissons est l’âme dont le roman est le corps. On la perçoit à travers l’amour qui relie Tristan à Violette : « Leurs cœurs et leurs âmes n’étaient-ils pas liés pour toujours dans un univers acausal, délivré des contingences temporelles et phénoménales ? » L’amour révèle sa force, il relie les âmes quelles que soient les narrations. Pour qu’il soit vrai, cet amour est d’abord épistolaire, chaste par nature. C’est ainsi qu’il permet de s’élire mutuellement. Il s’agit peut-être de naître. « Leur maïeutique amoureuse devint bientôt sa principale raison de vivre. »
Celui qui dans son pamphlet Contre les enfants du millénaire parlait du grand remplacement du réel sait manifestement jouer avec les couches de narrations qui s’additionnent et les aiguillages possibles dans la perception même du réel. Il se révèle être maître en la matière. Et rappelons-nous que le pamphlet menait à la poésie et qu’ici encore, la poésie sauve. Goûtons-y : « La voix de Violette, c’était l’ourlet de sa belle âme qui frangeait d’écume la possibilité du monde. »
L’Orbe, Marc Obregon, Ed. du Verbe Haut, 21€, 210 pages