Jean-Jacques Nuel : Contresens
Livres Mauvaise Nouvelle https://www.mauvaisenouvelle.fr 600 300 https://www.mauvaisenouvelle.fr/img/logo.pngJean-Jacques Nuel : Contresens
Avec Contresens, Jean-Jacques Nuel revient à ce qu'il sait faire de mieux : écrire court, écrire juste, écrire avec cette lucidité faussement désinvolte qui transforme l’anodin en petite énigme métaphysique. Ce nouveau recueil rassemble des textes brefs — anecdotes, fictions minuscules, instantanés de vie littéraire — où l’auteur observe le réel avec un léger décalage, ce fameux « biais » qui est presque sa signature. Tout commence par une voix calme, presque discrète, mais qui avance avec un humour sûr de lui.
Et s’il est un texte qui résume parfaitement l’esprit du livre, c’est Faussaires, placé en quatrième de couverture mais véritable clé de voûte. Jean-Jacques Nuel y raconte, avec une élégance dépourvue de complaisance, sa présence dans un festival de poésie… sans avoir écrit un seul vers depuis vingt ans. Il décide de lire de la prose. Le public adore, les organisateurs s’extasient, et l’on tente même de le persuader qu’il a réinventé la poésie. Le narrateur, lui, reste lucide : il laisse dire, mais il sait que ce n’en est pas. Et il ajoute, perfide comme il faut : « Mes textes n’étaient pas de la poésie, pas davantage que tous les prétendus poèmes de tous les prétendus poètes qu’il me fallut subir, avant et après mon intervention. »
Ce texte résume parfaitement la posture de Jean-Jacques Nuel : un regard clair, sans amertume, mais acéré. Il observe les rituels littéraires comme on observe un petit théâtre, amusé, légèrement désabusé, jamais dupe.
Les courts textes qui composent Contresens semblent parfois n’être que des anecdotes. Mais chaque fois, Jean-Jacques Nuel introduit un détail infime, un accroc, un grain de sable, et c’est par cette minuscule dérive que l’histoire bascule.
Dans Les Frères Boulette, il assiste incognito à la lecture scénique de ses propres textes — déformés, amplifiés, interprétés avec une emphase ridicule. Le public adore précisément les passages improvisés, ceux qui ne sont pas de lui. On rit, mais c’est un rire qui touche juste : la réputation littéraire, la réception de l’œuvre, l’ego de l’auteur, tout est remis en jeu en quelques lignes. Chez Jean-Jacques Nuel, la littérature n’est jamais un monument, c’est une matière vivante, fragile, risible parfois, mais qui continue de vibrer.
Dans un autre texte, un cahier rouge égaré prend soudain la dimension d’un absolu : l’auteur donnerait toute sa fortune pour retrouver ce journal intime qui n’avait pourtant « aucune valeur marchande ». La mémoire, chez Jean-Jacques Nuel, ne se monnaie pas : elle se perd, se retrouve, se reconstruit ou pas.
On retrouve aussi le Jean-Jacques Nuel joueur, celui qui pousse une idée jusqu’à son point de rupture. Dans La dérive des continents, ce n’est qu’un trait d’union qui commence à s’allonger inexorablement entre « Jean » et « Jacques ». D’abord un « underscore », puis une ligne, puis un gouffre typographique qui finit par menacer l’identité même du personnage. Ce qui, sous d’autres plumes, deviendrait grotesque, reste chez l’auteur parfaitement tenu : un absurde doux, maîtrisé, limpide.
Il y a aussi des textes plus graves, comme Le tombeau, où l’auteur, consacré dans la Pléiade de son vivant, comprend que sa propre « statue » littéraire l’a figé avant l’heure. Ici encore, une ironie discrète vient éclairer la mélancolie.
Ou encore cette splendide miniature qu’est Photomaton, où une photo fanée devient soudain le portrait le plus ressemblant — parce qu’elle ne montre presque rien. Une réflexion sur l’identité, le temps, la disparition : Jean-Jacques Nuel excelle dans ces éclats minuscules où le monde se révèle dans une image imparfaite.
Le texte qui donne son titre au livre attend le lecteur tout à la fin, comme une mise en abyme discrète. Jean-Jacques Nuel y raconte deux égarements successifs, la même erreur commise deux fois, dans la même rue, en allant à la même lecture de poésie. On pourrait croire à une anecdote, une banale erreur de direction. Mais non : une fois la lecture terminée, l’auteur découvre que l’affiche annonçait une intervention autour du recueil… Contresens.
C’est un clin d’œil délicieux : le titre du livre ne renvoie pas à un thème, mais à une expérience, à un geste involontaire, à une coïncidence troublante.
Par la nature même de l’ouvrage, certains textes paraîtront peut-être trop brefs, trop fugaces. On aimerait parfois que Jean-Jacques Nuel reste une page de plus, qu’il creuse, qu’il étire l’idée. Mais c’est aussi sa force : ce refus de s’appesantir, cette élégance du retrait, cette façon de laisser la place à l’imaginaire du lecteur.
Contresens est un recueil aussi discret que précieux. Avec humour, précision et une profonde humanité, Jean-Jacques Nuel explore la littérature, le quotidien, l’identité et leurs petites dérives. Il ne hausse jamais la voix, mais chaque texte sonne juste.
On referme ce livre avec le sentiment rare d’avoir vu le monde, le nôtre, se décaler légèrement, juste ce qu’il faut pour qu’on s’y retrouve mieux.
Contresens, Jean-Jacques Nuel, Editions du petit pavé, 2025, 150 pages, 15 €,