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Jacques Rancière : Splendeurs et misères de la « démocratie »

Jacques Rancière : Splendeurs et misères de la « démocratie »

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Jacques Rancière est un intellectuel de premier plan. Intéressé par la politique et ses liens avec l’expérience sensible, le philosophe est célèbre pour son refus de la politique politicienne au profit d’une reconfiguration de l’espace et du temps appuyée sur une délibération politique vivante et populaire. Dans La Haine de la démocratie (La Fabrique, 2005), il esquisse le tableau d’une intelligentsia hostile à ce qu’elle perçoit comme une montée fiévreuse des caprices individuels au détriment du bien commun, tout en disqualifiant les analyses de classe.

D’emblée, l’auteur égrène un florilège d’évènements qui ont suscité une vague d’indignations dans les champs médiatique et intellectuel : une jeune femme refuse d’enlever son voile à l’école, Montesquieu et Voltaire supplantent Racine et Corneille dans les programmes scolaires et la télé-réalité voit advenir sa suprématie dans le champ télévisuel. Si ces faits divers semblent insignifiants, ils témoignent d’un phénomène propre à la société moderne occidentale, à savoir la poussée des caprices individuels, l’éruption progressive des désirs illimités de chacun. Or, en quoi est-ce que ces derniers sont liés à la démocratie ?
Durant l’Antiquité grecque, la « démocratie » désigne une insulte, puisqu’elle qualifie la ruine de tout ordre légitime et hiérarchique couplée au règne sauvage de la multitude. Contre la puissance des biens-nés, des théocraties, et des compétents, les démocrates revendiquent avec toupet la légitimité de l’homme de la rue à prendre part aux affaires de la Cité. Bien plus tard, les Pères fondateurs des Etats-Unis lui opposent la représentation, en effet, il s’agit d’opposer aux foules ignares le pouvoir des représentants de la nation, censés contrecarrer les excès de la majorité mutine et séditieuse.
Jacques Rancière, adepte des analyses de Marx, voit dans ces méfiances vis-à-vis de la démocratie une volonté de maintenir « la république », dont la constitution est garante de « l’ordre propriétaire » et du pouvoir des « meilleurs ». La « démocratie réelle » serait à l’inverse une pratique concrète, présente au sein de la vie matérielle et de l’expérience sensible.
Or, cette aversion concernant la démocratie directe a aussi des répercussions présentes : initiatrice d’une « crise de civilisation », religion des « minorités », destructrice de l’autorité, broyeuse de l’école et du mérite républicain, une élite attribue à la démocratie un certain nombre de « dérives ». Jacques Rancière souhaite donc éclaircir quelques points au sujet de ce système politique qualifié parfois du « pire à l’exception de tous les autres ».


Un terme ambivalent

En mars 2005, le journal libéral The Economist porte aux nues l’avènement de la démocratie en Irak en titrant : « La démocratie se lève au Moyen-Orient ». Or, il ne faudrait pas se payer de bons mots : les « idéalistes » irakiens ou libanais ne réclamaient pas tant la démocratie représentative que le gouvernement du peuple par lui-même. Cependant, ces derniers ont été disqualifiés par le pragmatisme libéral bon teint : par démocratie, n’entendons pas pratique concrète et égalitaire mais liberté de la presse, élections libres et non faussées, libre-marché et constitution classique. En effet, ce que n’ont pas vu venir les démocrates policés, c’est la chienlit contenue dans les textes subversifs de la philosophie politique.
Ainsi, Huntigton et Crozier, défenseurs de la démocratie conservatrice, ont dénoncé les « value-oriented intellectuals », trop enclins aux excès démocratiques, dans un article resté célèbre, La crise de la démocratie (NY University Press, 1975) : si la liberté est bonne, les auteurs soulignent qu’elle comporte des dérives inquiétantes. Peu ému par l’esprit de sacrifice, nonchalant et rétif à la discipline, « l’individu démocratique » dénoncé par les élites occidentales ne doit surtout pas proliférer dans les pays orientaux sous la coupe de l’impérialisme américain.
A travers cette analyse, Jacques Rancière souligne un paradoxe inhérent à la démocratie, elle est tout à la fois le régime de l’enfant capricieux et de la foule déraisonnable. Ce « double bind » soulève les deux dangers qui effraient les gouvernements, à savoir un individualisme excessif doublé d’une volonté d’agir collective dégondée qui finit toujours par les liquider.
Également, le monde intellectuel n’est pas en reste quand il s’agit de dénoncer les masses en proie à leurs désirs illimités. Ainsi, Jean-Claude Milner assimile la passion moderne pour l’émancipation à une forme de totalitarisme : au principe de l’homme attaché à la transcendance et à la filiation succède un désir mortifère d’auto-fondation qui est celui de l’homme nouveau (Les Penchants criminels de l’Europe démocratique). Or, ce totalitarisme fonctionne à l’envers, ce n’est pas l’Etat qui dévore l’individu, mais c’est l’individu qui par ses désirs tout-puissants érodent le bien commun et le sens du sacrifice au détriment de la communauté nationale.
Plus que le totalitarisme inversé, la démocratie est parfois apparentée à un proto-stalinisme : dans son ouvrage Penser la révolution française (1978), l’historien libéral François Furet voit dans la Terreur le parachèvement de l’émancipation révolutionnaire. Or, ce rapprochement n’est point nouveau : nombre de contre-révolutionnaires voyaient déjà dans le protestantisme l’irruption de l’individu-roi dont le libre-examen n’a aucune limite. En s’extrayant des communautés dites naturelles, les hommes démocratiques auraient ouvert la voie à la destruction de l’ancienne société au profit d’une émancipation mortifère qui aboutirait logiquement à la terreur révolutionnaire. A cela, les historiens conformistes préfèrent la démocratie raisonnable de l’équilibre des pouvoirs exempte des excès du peuple.
En somme, les intellectuels cités ci-dessus souffrent d’une lacune analytique, ils excluent le facteur déterminant de la classe sociale : tandis que Karl Marx et son acolyte Engels voyaient dans l’individualisme démocratique des droits de l’Homme le masque du règne inique de la bourgeoisie, classe détentrice des moyens de production, l’intellectuel conservateur tance l’impatience de l’individu démocratique dont les pulsions ne sont jamais assouvies. De ce fait, l’inégalité économique réelle est occultée au profit d’une égalité sociétale qui menacerait le bien commun.
Contre Marx, les demi-habiles se réfèrent abondamment à Tocqueville, auteur célèbre de la Démocratie en Amérique. Sous leurs airs arrogants, les donneurs de leçon tancent la « tyrannie de la majorité » : or, Rancière le rappelle, le philosophe libéral ne dénonçait pas tant les caprices individuels de celle-ci que le pouvoir centralisé d’un Etat despotique sur les masses attentistes.
Enfin, les individus démocratiques sont tout à la fois valorisés et rabaissés pour de mauvaises raisons : d’une part, l’individu cool des démocraties libérales est pris dans un processus de « personnalisation » qui lui offrirait une marge de liberté. D’autre part, les lecteurs aristotéliciens de Leo Strauss font feu de tout bois contre l’individu ingrat et consommateur qui menace la noblesse politique exigeant le dévouement de ses ouailles. Or, Rancière nous le fait remarquer, l’emballement pour la fraternité mielleuse, le déclin de l’élitisme républicain, ou encore les manquements à la laïcité gênent les intellectuels organiques non pour des raisons de justice et d’universalisme, mais parce qu’ils se sentent menacés dans leur statut d’élites. A ce sujet, l’essayiste écrit qu’il n’est pas étonnant que les passions consuméristes des plus pauvres agacent les élites censitaires, attachées au culte de l’individualité, tant qu’il ne s’étend pas à la plèbe.
Nous pouvons donc légitimement nous demander quelles sont les raisons profondes d’une telle aversion pour la démocratie réelle.


Pourquoi tant de haine ?

Les régimes libéraux dans lesquels nous vivons aiment à nous rappeler la chance que nous avons de vivre au sein de « démocraties » : si l’on en vient à contester ne serait-ce qu’un peu leur hégémonie, on nous invitera à vivre au sein d’une dictature. Or, si nos constitutions ne font plus référence à la religion, à une inégalité assumée ou au règne d’une aristocratie, elles mentent quant à l’égalité dont elles se prévalent en permanence : Raymond Aron, peu reconnu pour son gauchisme, reconnaissait qu’on « ne peut pas concevoir de régime qui, en un sens, ne soit oligarchique » (Démocratie et totalitarisme). L’oligarchie est, rappelons-le, le gouvernement du petit nombre sur le grand nombre.
Si un démocrate conséquent appelle de ses vœux des mandats courts, une mainmise importante du peuple sur les organes de décision politiques et des campagnes pour empêcher la corruption des élus, les démocrates représentatifs font tout l’inverse : les mandats s’éternisent, les volontés du peuple n’intéressent pas nos dirigeants, et les lobbies règnent en maître au sein du jeu capitaliste.
Rancière n’est cependant pas de mauvaise foi, il reconnaît qu’une certaine liberté a cours dans nos régimes : or, les oligarques sont interchangeables. La gauche sociale-démocrate se paie de bons mots mais donne la belle part au Capital, et toute contestation un peu conséquente est frappée d’illégitimité à cause de l’entourloupe rhétorique selon laquelle les extrêmes se rejoignent.
Mais cette liberté chérie est-elle si respectée ? Le philosophe souligne la grande fluidité des capitaux qui ne s’accompagne pas vraiment de la liberté d’aller et de venir des travailleurs précaires à la recherche d’un emploi.
De plus, cette confiscation du pouvoir à la majorité tire sa force de l’argument d’autorité selon lequel « les experts » sont les meilleurs éléments pour présider à nos destinées politiques. Si le peuple conteste une loi, on le renverra à son immaturité politique, à son individualisme démocratique, et à son absence de jugeote ; « l’intérêt général » primera mais… contre la majorité. Or, n’oublions pas que nos régimes résultent de compromis : qui dit compromis dit conflit initial. La lutte des classes, inhérente à une société inégalitaire et oligarchique, ne cesse pas en démocratie libérale, bien au contraire. Les bénéficiants du corps social existant l’ont très bien compris : Warren Buffett ne disait-il pas « La lutte des classes existe et la mienne est en train de la remporter » ?
En outre, Rancière établit un diagnostic implacable : un certain nombre d’intellectuels, déçus par le socialisme réel, ont vu le triomphe du néo-libéralisme comme la marche de l’Histoire. Ainsi, contester cette dernière renvoie les forces subversives à l’archaïsme religieux, social ou communautaire, ce que les clercs nomment « populisme », sans jamais se donner la peine de définir ce terme si ambivalent. Le « progressisme », vanté aujourd’hui par les chantres de l’argent-roi, a supplanté le progressisme à entendre comme mouvement irrésistible de l’Humanité vers le communisme. Le terme, vidé de sa substance, illustre bien cette droitisation d’une intelligentsia qui, désormais, fait la belle part à la bourgeoisie capitaliste. Cette opération intellectuelle subtile mais confuse fait que l’on ne s’attaque désormais plus aux détenteurs des moyens de production, mais à l’appétit hédoniste des foules conquises par les marchés libéraux-libertaires : le curseur n’est plus mis sur la lutte des classes, pourtant centrale et inventé par le très libéral Guizot, mais sur les masses ineptes. En somme, la haine de la démocratie n’est qu’une occasion d’étourdir ses lecteurs en les détournant des problématiques réelles et économiques qui ne font que s’aggraver avec le temps.

Implacable et précis, La Haine de la démocratie établit la généalogie d’une aversion antique. En effet, cette dernière habite l’esprit des élites apeurées par la perspective de voir leur domination s’écrouler par la force d’un mouvement révolutionnaire. Au moment où les termes brumeux envahissent le paysage médiatique, (re)lire Jacques Rancière est un exercice d’hygiène intellectuelle.


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