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Raspail au vitrail brisé

Raspail au vitrail brisé

Par  

Que suis-je quand Bernanos ?

Marc Gandonnière

 

« Ces quelques lignes de Li-Ho décrivent le moment où la pensée requiert d’elle-même d’atteindre à la transparence du sans-fond. A cette limite fragile où elle s’abolit, elle devient manifeste, et c’est le paysage qui la dit. Les poètes et les penseurs ont à cœur de se tenir au cœur. Ils luttent pour n’être point relégués dans l’infra-monde, dans ces représentations fallacieuses dont se contentent la majorité de leurs contemporains.

Les poètes et les penseurs sont ingénus c’est leur honneur et leur faiblesse.

Ils s’imaginent volontiers que l’on peut faire partager une foi. Mais lorsque cette joie demande de l’attention, personne n’en veut. 

Le monde moderne est peuplé d’êtres inattentifs qui préfèrent commettre des crimes abominables plutôt que de se réformer sur ce point. L’inattention est la maîtresse abominable du temps. Elle ne couvre pas seulement les crimes, elle ne méconnaît pas seulement la beauté, elle suscite les crimes et milite en faveur de la laideur. »

Luc-Olivier d’Algange « L’âme secrète de l’Europe » p.72

 

Revenons à ce livre, l’ultime roman de Jean Raspail, La Miséricorde, avec une question pour l’imprimeur : Pourquoi avoir mis séparées les deux parties en bibliographie Du même auteur, l’une « tout Robert Laffont » au début, sur l’envers de la page du titre et la suite sur l’avant dernière page imprimée, la dernière comportant juste le tampon de l’imprimerie ? Elles enveloppent le livre comme le corps de l’écrivain le serait de son linceul ou comme le drapeau Patagon entourait son cercueil que j’ai vu à la messe de funérailles de l’église St Roch à Paris. J’ai repris le roman pour le lire au lit, hier 20 décembre, avant de dormir, un peu nerveux de n’avoir pas eu le temps de me mettre à l’article qui couve. J’ai remarqué la mention de l’adresse de l’imprimeur, dans la ville de Mayenne, où j’exerce encore mon activité professionnelle. Le livre a pris soudainement à mes côtés une présence physique surnaturelle, tout comme son auteur. C’était assez semblable à ce qui s’est passé lorsque j’avais attrapé sur ma table de chevet le roman L’île bleue dans ma fièvre covidienne en mars dernier, avant que Covid ne change de sexe et qu’entre temps aussi, hélas, Jean Raspail ne passe de vie à trépas.

 

Je m’approche de la frontière pour m’y perdre

Ma femme s’était installée sur mon lit, sagement, pour lire : Nous avions, juste avant cela, évoqué le couple catholique Maritain, à la chasteté légendaire, inimitable bien sûr mais cette évocation incite forcément à la paix des sens, pour exacerber les pouvoirs de l’intelligence spirituelle. Au moment où je découvrais l’adresse de l’imprimeur, elle jetait un œil curieux sur ma lecture.

« Tiens, lui dis-je, le roman a été imprimé à Mayenne.

- Ah, c’est bizarre, toute la journée j’ai eu cette phrase étrange me trottant dans la tête : « Je m’approche de la frontière pour m’y perdre.. ! » je ne comprenais pas ce que cela voulait dire mais la frontière était assurément le Nord Mayenne.

- Cette frontière est celle qui sépare les mondes, lui dis-je, tu as capté ce qui a fait ma méditation du jour sur la roman de Raspail, j’écrirai demain matin. Tu vois ce vitrail comme illustration de couverture. C’est un vitrail moderne. En tant que tel, soit il provient d’une église moderne, soit il provient d’une église ancienne, il remplace l’ancien faute de pouvoir faire mieux par manques de moyens en tout genre y compris du fait que ce savoir traditionnel n’est presque plus transmis. On peut voir un vitrail brisé. Comme il ressemble à un écu, on pourrait méditer sur le sens de la brisure dans les règles héraldiques qui par ajout distinguent une branche cadette de sa souche. On pourrait alors imaginer un blason surchargé d’ajouts de diminutions ou d’altérations point que plus rien ne reste des pièces sur le blason des armes pleines et primitives de l’ancienne maison. Ce serait une belle métaphore de la perte de la Tradition. » 

Retour à la première de couverture, en remontant sur ma poitrine ma couverture, la chambre est encore froide, pardon du double jeu de mots. Dans ce lit en mars dernier, je ne suis pas mort par covid. Le bleu nuit de la couverture du livre ne me réchauffe pas spécialement, mais je la contemple comme si c’était la fameuse conjonction saturne Jupiter, l’étoile sur-brillante que le monde attend, aux aguets, la nuit prochaine.

C’est un vitrail dont la partie supérieure est courbe, laissant passer une lumière incréée d’argent pur, partagé en quatre parties par trois barres horizontales du même bleu que le fond sur quoi cette sorte d’écu se détache. Les filets qui lézardent l’ensemble de cette surface nacrée font comme les brisures du givre sur la glace. C’est un vitrail moderne incolore sauf pour ce qui le découpe. Ce matin, l’encre bleue de mon stylo court pareillement sur ma page blanche.

 

Le jugement dernier de toute son œuvre romanesque

Ce roman La Miséricorde a un statut très particulier dans l’œuvre. Il est en gestation au tout début de la carrière de l’écrivain et parvient juste sur la ligne d’arrivée de son entrée dans la vie éternelle. Il est comme une trouée de silence dans cette longue prise de parole littéraire honorée de la gloire de 9 prix littéraires en 28 livres dont 16 romans. La Miséricorde monte le nombre de ses romans à 17. Quand sa vie s’achève, il nous a donné son roman volontairement inachevé. Le plus grand nombre de ses lecteurs l’aura lu après sa mort et c’est bien mon cas. A l’ultime frontière Nord de son destin, son dernier livre est nimbé d’une lumière boréale, déjà venue de l’au-delà, à l’orbe de son franchissement. Le postscriptum de ce roman nous donne l’histoire du manuscrit. Il est pour ainsi dire écrit post mortem si l’après écrit n’est plus le texte lui-même mais est un discours post mortem du temps de la narration romanesque. Le dernier paragraphe de ce post-scriptum à l’oméga du livre nous ramène à l’alpha du premier manuscrit et pourtant :

« La présente édition n’est donc pas une réédition, mais l’unique édition originale. Je n’y ai d’ailleurs pas ajouté un mot, ni le moindre dénouement, l’intime conviction m’étant venue en corrigeant les dernières épreuves que, La Miséricorde n’avait nul besoin d’une fin, sinon d’une éternité des questions muettes et de méditation sur les insondables mystères de la Foi. »

L’intime conviction est une formule juridique par laquelle un juge ou des jurés se prononcent sur un cas soumis à leur jugement. Ici c’est l’écrivain qui porte un ultime jugement sur son œuvre, et sur ce roman. Ce roman lui-même est peut-être une sorte de jugement dernier de toute son œuvre romanesque. Le jugement de toute l’œuvre est un roman antérieur à toute l’œuvre. Il est comme la pierre philosophale de l’alchimiste issue de la matière première. Le commencement est dans les travaux alchimiques la phase parfois la plus longue et la plus difficile. La tentative de transmuter le plomb en or est une vérification de la qualité de la pierre, un test et non le but qui consiste à obtenir la médecine universelle, l’élixir d’immortalité. Le roman n’a pas besoin de dénouement puisque le dénouement est la mort ou l’ultime épreuve de l’écrivain lui-même…

Cette référence à la Tradition serait une interprétation abusive ? La dernière description du roman met en scène le narrateur sur la place de Saint Sernin :

« Sur l’autre rive de la place j’aperçus entre deux platanes l’enseigne en forme de diligence attelée de l’hôtel du Cheval Rouge. La façade avait été repeinte à neuf. Il y avait des fleurs aux fenêtres et deux panonceaux qui m’étaient familiers encadraient la porte d’entrée, celui de la guilde des Rôtisseurs celui des Logis de France. »

Deux platanes comme deux piliers d’un temple Maçonnique, la façade repeinte comme un tableau de loge redessiné, les fenêtres, la guilde, les Logis, et les rôtisseurs c’est bien une appellation des alchimistes. J’ai pensé au roman d’Anatole France, La rôtisserie de la reine Pédauque qui est alchimiquement codé. Du coup l’illustration de la couverture ferait l’affaire d’un tableau de loge effacé…

 

N’est pas Bernanos qui veut

Il nous faut reprendre à nouveau l’écheveau des jalons dans le temps qui sont autant d’étapes retraçant l’histoire de la rédaction et de la publication de ce roman. Le manuscrit est achevé en novembre 2003, il couvre 152 feuillets. L’accoucheur du roman inachevé est un vrai curé improbable comme les curés du roman. C’est un prêtre exceptionnel Philippe Chanut curé de Sault les Chartreux. Raspail l’évoque en ces termes : « On décelait chez lui quelque chose du curé d’Ars ou encore de l’abbé Mugnier. » Ce curé a bien quelque chose en commun avec le curé criminel de Bief. Il n’est pas criminel certes mais a un charisme permettant de faire venir à lui les fidèles sans « marketing ». La ressemblance porte sur le pouvoir d’arracher les confessions et le roman est une sorte de confession et celui d’attirer les fidèles comme le curé d’Ars quand les églises se vident.

Ce curé rencontré par Raspail réalise deux choses. Il fait advenir le roman d’abord. Par la puissance de sa prière il arrache au néant le manuscrit qui ne parvenait pas à en sortir. « Je vous en prie, je vous en prie, continuez » a dit le curé à Raspail qui le lui avait fait lire. La deuxième chose qu’il fait à son insu à ce moment-là c’est qu’il devient lui-même un personnage du roman. Le dernier curé, le Père Quatre-Champs. Reprenant son texte après la lecture du curé Philippe Chanut, Raspail va le raturer, le compléter, en changer l’architecture et en changer le titre pour la troisième fois. Raspail nous dit que son personnage cheminait avec lui vers son salut. Mais vers le salut de qui? Raspail se range définitivement à l’encontre d’une grande majorité de romanciers modernes dans le camp des saints, le camp des romanciers qui sauvent leurs personnages. Son intention de sauver son personnage est présente dès le début quand il se saisit de l’histoire du curé criminel en 1956. Est-ce une sorte d’intention de sauver l’âme de ce curé ou un besoin de se sauver lui-même comme s’il avait endossé ce double crime d’une maîtresse et de son enfant dans le ventre. Faute sexuelle pour un prêtre voué à la chasteté et assassinat dément. Mais qu’est ce qui arrive à Jean Raspail quand il se fait happer par cette histoire ? Pourquoi lui ? Le travail sur cette histoire aura été tout du long un affinement, un remodelage, d’une pierre brute. Il a peiné à la tâche pour mener à bien une rédemption. Juste avant sa finalisation, le manuscrit avait passé rien de moins que 33 ans au placard comme un profane qu’on a laissé mijoter dans le cabinet de réflexion aussi longtemps qu’il aurait des grades à gravir dans le REAA. Les premières phrases de son texte avaient été écrites en 1966, soit douze ans après l’affaire criminelle. Douze années qui lui étaient nécessaires comme s’il avait été prisonnier lui aussi de l’horreur du crime, prostré devant un mur des lamentations dans un silence total, comme l’épreuve du silence du nouvel impétrant après son initiation dans une école pythagoricienne.

« J’étais seul et je le suis resté face à ce livre, comme face à une muraille sacrée infranchissable, inatteignable, auprès de laquelle je me sentais démuni, déplacé : n’est pas Bernanos qui veut. » Le déplacé est celui qui a été mis en mouvement par le mal ou le diable, c’est un signe de reconnaissance de ses œuvres. Le diable est celui qui déplace les êtres et les choses par son désordre acosmique. L’abbé Christian–Philippe Chanut que rencontre Raspail est non seulement un érudit de haute culture historien et théologien, mais il est aussi… exorciste… Le premier manuscrit donc a fait une apparition par son premier titre La croix de Bief dans la rubrique « Du même auteur à paraître » dans le premier livre de Raspail paru chez Laffont, puis en 1970 avec le deuxième, du même auteur, en préparation sous le titre Dieu Cellule 25, il en avait écrit 40 pages de plus.

 

Confession ou testament ?

Le roman est inachevé exactement comme l’est la confession du narrateur l’avocat Maître Jérôme des Aulnois interrompue avant sa fin malgré l’insistance douce du confesseur. Commencée au début du roman et reprise en bon milieux du récit, la confession est inachevée de sorte que le rythme même de la narration semble doubler l’histoire de la rédaction du texte. Tout est dédoublement et mise en abîme dans ce roman. Nous ne saurons pas si Jérôme de l’Aulnois va retourner voir l’ancien curé de Bief, ni quelle est la nature de cette faute non avouée qui a tout l’air de ne pouvoir être attrapée par un filet à peccadilles et nous ne saurons pas non plus le secret de conscience qui a amené Raspail à focaliser sur cette histoire, ni même s’il y a un tel secret. Ce qui veut dire que le roman clé de l’œuvre de Raspail alors qu’il met en scène la confession n’est même pas un roman qui briserait le secret de la confession de l’écrivain vis-à-vis de quelque confesseur ou de sa conscience. Ce roman échappe justement à la modernité du roman de confession sempiternelle, mode du roman moderne narcissique et complaisant du « voyeurisme pour tous ». Raspail n’est pas un écrivain né dans le premier roman que déplore justement Luc Olivier d’Algange de façon assez récurrente. Ni il ne prend son lecteur pour son confesseur, ni il ne le prend pour son psychanalyste. J’avais écrit dans mon texte Coronis que le roman l’île bleue était le roman dans lequel Raspail se livrait probablement le plus. Il ne m’a pas fait mentir avec ce premier/dernier.

Si son roman n’est pas une confession, est ce qu’il est un testament ? Est-ce qu’il nous y dit ce qu’il a voulu ou cherché à être comme romancier ? N’est pas Bernanos qui veut, soit ! La sainteté du prêtre telle que Bernanos a réussi à la camper est un défi humain et littéraire définitivement hors d’atteinte et indépassable d’autant que c’est une église à l’agonie que ce roman vient décrire avec les visites du vieil évêque Monseigneur Anselmos dans son diocèse. Nous le suivons dans un désert religieux, culturel et économique, une sorte de prison départementale de Clermont–Nivoise. Le vieil évêque nouvellement nommé aussitôt revient prendre le dossier de l’affaire du curé de Bief.

Raspail nous le décrit dans sa redoutable solitude, priant machinalement, trop fatigué pour maîtriser ses prières : « Il soupirait disait des bribes de phrases à haute voix qui venaient crever le silence de la chambre. Au moment de s’endormir, il s’entendit prononcer ces mots "Dieu, cellule 25". » C’est l’ancien titre du roman… On comprend que c’est par la sainteté, par la sagesse, par l’audace de cet évêque que le plus improbable se réalisera : le criminel pourra retrouver sa charge de prêtre après avoir purgé sa peine de prison et il deviendra même… confesseur. Monseigneur Anselmos réalisera un véritable miracle institutionnel dont le romancier juste entrevoir comment il a été fait, plus porté à nous dresser le portrait psychologique de l’ecclésiastique qu’à nous faire le récit détaillé de son exploit.

Monseigneur Anselme est lui aussi un religieux qui double l’auteur. Le personnage de l’ancien curé criminel de Bief est « doublé » par le jeune abbé Simon Giordans, soumis aux mêmes tentations charnelles que le curé de Bief. Le jeune curé sera à la fois exposé et protégé par son évêque qui lui, l’a fait revenir dans la paroisse où il a été tenté et le fait devenir le confesseur de Jacques Charlébègue en prison.

 

Le salut est dans l’impasse

La sainteté doit se mesurer à la plus grande criminalité au risque de se fondre avec elle au risque de la chute. C’est la même question que je me suis posée dernièrement en lisant le deuxième roman de Maximilien Friche L’impasse du salut. La réponse à la question est dans le titre même, c’est parce que le salut est dans l’impasse, il ne peut plus se réaliser que dans la chute. Renaud Mane, DRH en fin de carrière passe la ligne : « plongé comme un solide dans un liquide il fauche volontairement en voiture un jeu homme de 17 ans. » Cet homicide volontaire est le seul moyen d’échapper à la médiocrité de son entourage et de sa propre vie familiale comme sociale. Passé dans l’opprobre il n’a plus à découper son temps normal entre : pécher en allant aux putes et prier le dimanche à la messe. Il ne s’agit pas là bien sûr pour un romancier de faire l’apologétique de la violence homicide ce qui ferait passer le propos dans une certaine logique Mahométane dont ce n’est pas le lieu théologique. Il ne s’agit pas non plus de relativiser moralement les écarts de conduite des égarements sexuels. Il s’agit plutôt d’approcher d’un mystère.

Reprenons le roman de Raspail. Nous sommes dans les pensées du jeune curé mis à l’épreuve.

Page 126 « Les criminels par délire sexuel - en réalité, il ne savait pas comment les appeler-, pourquoi fallait-il que ce fussent justement eux qui associaient à leurs abjections tout un pathos religieux, comme s’il existait une complicité, un lien naturel de cause à effet entre les Dessins de Dieu-lequel a créé l’homme avec la chair- et leurs propres débordements issus de cette même chair ? S’imaginaient-ils que Dieu, d’une certaine façon était mêlé à leurs déviances ? Pour quelle effrayante et obscure raison c’étaient de préférence ces être-là qui s’approchaient plus volontiers de la religion - fusse en crochetant vilainement les serrures- et en réclamaient les secours comme si ça devait être l’issue naturelle et consubstantielle du crime de chair ? Il ne trouva aucune réponse à ces questions, mais il lui en vint aussitôt une autre ; pour quelle obscure raison, également se les étaient - ils posées lui-même en ces termes ? Et là, s’interrogeant honnêtement, il dut à la fin s’avouer que c’était en lui que se cachait la réponse, parce qu’il était un homme de Dieu et que précisément cet homme de Dieu avait été tenté dans sa chair jusqu’à la limite extrême de sa chute. »

Cette plongée dans les pensées du personnage intervient au moment où le jeune abbé Giordans après avoir subi l’épreuve de la séduction par la fille du maire du village d’Argous où l’évêque l’a renvoyé en sachant son risque et sa faiblesse, reprend sa charge d’aumônier à la prison de Clermont- Nivoise. Autre front ! L’épreuve de la tentation avait été franchie mais tellement de justesse ! Il a été sauvé parce que le père de la jeune Josette lui avait interdit de bouger de son banc pour aller communier. Ces lèvres offertes à la sainte eucharistie, ne cherchaient qu’à attirer le désir érotique du jeune abbé…

Nous avons eu droit après un exposé de ses pensées à une conversation du prêtre avec son Dieu.

« Seigneur, lui disait-il, je vais avoir besoin d’un sérieux coup de main. Vous le savez mon Dieu que j’ai failli pécher ; qu’il s’en est fallu que d’un souffle pour qu’une nuit, j’ouvre ma porte à celle qui m’appelait par mon prénom, qui prononçait des mots d’amour charnel et dont j’entendais la respiration haletante, dont j’imaginais la respiration soulevant en désordre sa poitrine et vous voyez bien, Seigneur à la façon dont cela me revient, que peut être ne suis-je pas encore guéri. C’est vrai je n’ai pas ouvert ma porte, mais j’ai longuement écouté, je suis resté là d’immenses minutes à me laisser bercer par ce murmure dans une sorte d’état de bonheur. L’abbé Charlebègue a dû commencer par-là, lui aussi. Un simple verrou à tirer, ce qu’il a fait et que je n’ai pas fait, mais notre désir était le même, et je ne vois en cet instant précis, aucune différence entre lui et moi qui pourrait me donner à penser que j’étais moins coupable que lui. Et cet au-devant de lui Seigneur que notre bon évêque m’envoie ! Il faudra que vous m’inspiriez, sans quoi je ne m’en sortirai pas… »

Il vient de recevoir au parloir plusieurs criminels particulièrement pervers pour envisager de les entendre en confession et son dernier « client » sera celui dont il est le double ou le fils spirituel peut être, l’ancien curé Jacques Charlebègue.

 

Absoudre, c’est aussi guérir

Si Raspail nous a fait passer par le curé criminel, il s’est retrouvé lui-même face à un presque autre curé d’Ars ou un prêtre d’exception pour aboutir son projet littéraire. Lorsque le Père Quatre- Champ le dernier curé du roman expose au narrateur le contenu de sa discussion avec l’ancien curé de Bief devenu Père Jacques, nous pouvons discerner la fonction que Raspail a pensé tenir comme écrivain dans la littérature française de la deuxième moitié du siècle dernier et le début de celui-ci. Les explications que le Père Jacques donne sur son charisme dans sa charge de confesseur peuvent ce me semble être transposées comme dévoilement du charisme propre de l’écrivain.

« La confession n’est pas tout avait-je ajouté. Sa réponse n’a pas tardé. « Assurément mais je sais que ne suis bon qu’à cela. Vous me parlez de ces lettres, de ces fidèles qui veulent me rencontrer à découvert sur un terrain qui n’est pas le mien. Je ne souhaite jouer aucun rôle qui ne serait pour moi qu’un emploi d’emprunt. Je ne me sens justifié à donner ni avis ni conseil, encore moins à me risquer dans des homélies. Je me refuse à influencer si peu que ce soit les consciences alors que j’ai déjà tant de peine à discerner la vérité dans la mienne. Je ne veux voir aucun visage, seulement les âmes. Ma place est dans le confessionnal où je ne suis qu’un instrument adapté au cadre stable et délimité du sacrement de pénitence, qui est pour chacun de ceux qui s’y présentent un périple spirituel intime et un acte de volonté qui n’ont nullement dépendu de moi. Rien de plus simple, j’écoute, j’aide aux travaux de déblaiement, je parle de miséricorde, j’encourage et j’absous. »

Le titre du roman est passé dans cette phrase. Le rôle d’écrivain de Jean Raspail ne s’est-il pas passé ainsi, devant son écritoire comme dans un confessionnal, s’adressant à chaque lecteur, pensant qu’il a pu écrire pour chacun de nous et qu’en le lisant nous allions nous confesser à nous-mêmes et faire grâce à lui un périple spirituel intime ? Dieu voulant, se peut-il que nous soyons magiquement absous par le sacrement ou l’acte sacré de la lecture des romans de Jean Raspail ? Absous d’avoir voulu vivre et aimés, absous d’être charnels ? Absous de n’avoir pas assez cherché d'avoir abandonné et oublié Dieu comme l’avocat Jérôme ? Ainsi Raspail qui aurait voulu être Bernanos, sans prétendre l’égaler n’a-t-il pas tenté de faire encore plus, pour se saisir du pouvoir d’absolution du prêtre à travers son écriture. Absoudre, c’est aussi guérir. L’écrivain comme le confesseur est celui qui est parti à la recherche de ce qui fait souffrir. Sa propre souffrance est celle de ne pouvoir exprimer la joie du Bien, du Beau et du Vrai, et son effort est de soulever les obstacles qui bouchent le chemin de la joie.

Julien Green parlait ainsi de livres de Bernanos et surtout de son deuxième roman La joie :

« Bernanos savait toutes ces choses qui font souffrir et dont on ne parle jamais à personne. Des années après Bernanos ressuscitait dans ce livre ma solitude et mes souffrances d’enfant, l’inguérissable…Mais je n’étais plus désormais tout à fait seul, j’avais une âme sœur qui s’appelait Chantal de Clergerie. C’est aussi cela bien que rarement, le miracle de la littérature. »

La souffrance ou la tension ou l’aspiration de Raspail n’était-elle pas d’avoir la connaissance des âmes d’une Chantal ? Y est-il parvenu ?

 

Le mystère de toute écriture profonde est le même que le mystère du voile de Véronique.

Il m’est impossible de parler de Bernanos sans penser à un texte de Jean Parvulesco qui me hante, car il est pour moi l’un de ses textes les plus forts et profond. « Les plus secrets chemins. Prisonnier de la sainte agonie. » Il nous y dit que le mystère de toute écriture profonde est le même que le mystère du voile de Véronique. Le centre absolu de l’œuvre de Bernanos serait selon lui le passage décrivant cette scène au sens biblique du terme pour le coup, dans lequel la petite Séraphita essuie le visage couvert de sang et de vin du jeune curé de Torcy dans le roman Un curé de campagne. Mais il évoque aussi le mystère à jamais clos sur lui-même du personnage central de la Joie, son sacrifice expiatoire. Pour Bernanos nous dit Parvulesco, il n’y a de liberté que dans la prédestination divine.

Jacques Charlébègue le personnage qui hante Raspail a la même capacité à se frayer un chemin au cœur des âmes que la Chantal du roman de Bernanos, se sacrifiant pour compenser la médiocrité qui l’entoure. (L’impasse du salut de Maximilien Friche). Retenons notre attention un moment sur le nom de ce personnage majeur au cas où comme Parvulesco avec Bernanos avec le voile de Véronique nous aurions trouvé le centre absolu de l’œuvre de Raspail.

Jacques est l’église de Jacques c’est bien une allusion au chemin alchimique, Charles est un nom de roi reporté dans le nom de famille. Pas surprenant pour l’écrivain monarchique. Bègue est celui qui répète donc qui dédouble. Souvenons-nous que dans son roman Le roi au de-là de la mer, qui dédouble sont autre roman Sire, l’auteur s’adresse à son personnage, le Bourbon qui doit venir roi, et qu’il avait sacré un 3 février 1999 dans précédent roman publié en 1991. Dans le chapitre commençant par la question : Qui êtes-vous Monseigneur ?

« Je me suis inventé un Bourbon hypothétique, symbolique, un Bourbon de substitution auquel j’ai l’honneur de m’adresser en leur lieux et place…/… Ce Bourbon-là et moi aurons quelques raisons de nous comprendre et je n’aurai pas écrit en vain Et s’il faut absolument vous donner un prénom, Monseigneur ne serait-ce que pour habiller l’ombre d’un peu de chair et de présence, je propose, ne lésinons pa,s de vous en attribuer neuf : Philippe Charles François Louis Henri Jean Robert Hugues Pharamon. »

L’œuvre de Raspail est un jeu de pistes. Ce personnage inventé par Raspail est son alter ego son Prince de substitution lui permettant de ne pas avoir à choisir entre les deux héritiers au trône de France qui dédoublent la fonction de dauphin. Jean et Louis. Il est le troisième terme. Le thème du double ou de la répétition est utilisé jusqu’à son paroxysme dans un autre roman de Raspail L’anneau du pêcheur. Paroxysme car le dédoublement des papes de cette époque ira jusqu’au triplement au moins. Ce roman d’espionnage religieux du temps du dépôt du dernier Pape d’Avignon, n’est pas moins prophétique sur la période actuelle de deux papes dont l’un est Benoît que son roman célèbre Le camp des saints sur la question migratoire. Cet étrange roman du roi au-delà des mers, se termine avec en monologue avec un roi qui n’existe pas. De même que le roman La Miséricorde n’a de dénouement, le roi qui n’existe pas du roman Le roi au de-là de la mer est un personnage qui attend sa tombe. Raspail avons-nous dit sauve ses personnages, mais ici il avait fait plus. Il avait donné un personnage ou une âme à une tombe vide. Vertigineuse ambition d’un humble écrivain ?

« Il m’arrive d’imaginer que vous reposez dans la sixième tombe de la crypte obscure de Saint Denis. Six tombes y sont alignées deux par deux. La première est celle du roi Louis XVI. La seconde à son côté est celle de Marie-Antoinette. Puis le roi Louis XVIII et le roi Louis VII, croisé de la deuxième croisade dont on était allé recueillir les restes à l’abbaye de Barbeau près de Melun. Enfin la cinquième où gît la reine Louise de Lorraine épouse du roi assassiné Henri III. La sixième ne porte aucune inscription. Il s’en dégage une impression de mystère. Elle représente une énigme. On se demande pourquoi elle est là ? Et qui elle attend ?

Car cette sixième tombe royale est vide. Elle nous contient tous, inconsolables. »

La voix entendue dans le tribunal par le narrateur quand il était avocat a été reconnue par lui dans le confessionnal après une vie d’adulte parvenu à l’âge mûr. Cette voix nul n’aurait pu la reconnaître après tant d’années mais le narrateur avoue n’avoir aucune mémoire des visages mais une mémoire infaillible des voix. Le père Jacques est symboliquement bègue, même si l’écrivain ne lui prête aucune maladie d’élocution autre qu’en le nommant. J’y vois encore le principe de la réitération des œuvres alchimiques dans leurs saisons reprises jusqu’à la perfection finale et aussi l’humilité de l’écrivain homme de Dieu nous disant qu’en fait il n’a fait que bégayer…

 

Il faut que l’écrivain se sente un élu

Que suis si Bernanos ? Peut-être moins, peut-être plus que lui.

Mais que ou qui suis-je devant le Verbe Divin ?

L’écrivain sacre les rois comme il absout ses lecteurs comme il les guérit, qu’il se nomme Bernanos ou Raspail sa fonction seule compte. Il y a une grâce divine qui fait l’écrivain comme elle fait les rois. Il faut que l’écrivain se sente un élu, un missionné de Dieu. Qu’importe alors l’état de délabrement de nos lettres françaises, car croire à notre renaissance culturelle est aussi fou que de croire à la restauration de la monarchie française. La grâce de nos romances de France est transmissible depuis les romans Arthuriens éternellement.

Raspail est un écrivain chevalier, comme Wolfram Von Eicheinbach et comme Chrétien de Troye il nous laisse devant un roman inachevé. L’écriture des romans français court toujours et avec Raspail elle aura couru au galop sur son cheval, il a sonné de la trompette et tenté une dernière sortie.

 Dans Le roi au de-là de la mer :

« La grâce divine qui a fait les rois de France est un flux continu qui échappe au pouvoir des hommes. Elle est éternellement transmissible chez ceux que Dieu a choisis. Elle ne peut être interrompue. On peut couper la tête des rois chrétiens, les chasser, les oublier, la grâce divine court toujours. » 

Dans le post-scriptum de La Miséricorde « Il existait dans la messe catholique, peu après le canon, une courte et émouvante prière que je chantais, enfant en soprano-solo, chaque dimanche, carillonnée à la tribune de la chapelle, aujourd’hui rasée, de mon école de Normandie. 

Je la fredonne encore souvent : "Seigneur je ne suis pas digne…" »

Et nous lecteurs qu’allons-nous faire ? Quelle décision demain ?

Quelle direction au carrefour prendrons-nous quand l’avocat a quitté le Père Quatre-champs dans les dernières lignes du récit ? « La route de Paris, ou celle de la chapelle romane, Notre-Dame de l’Ultime Compassion ? » Et nous, ensemble, avons-nous quelque peu déchiffré l’œuvre de Jean Raspail ? 

Je propose d’achever la lecture de cet article ainsi :

Revenir au début et relire la citation de Luc Olivier d’Algange en tête. Puis redescendre et lire la citation finale du même philosophe poète. Puis si l’on veut se mettre à l’écoute du chant de messe suivi d’un chant en langues sur le lien indiqué.

« Le déchiffrement du monde. La gnose poétique d’Ernst Jünger. »

 Luc Olivier d’Algange

« L’art littéraire est un moyen de connaissance, une gnose ; les figures qui blasonnent la réalité se détachent dans le récit avec des couleurs de vitrail. » 

 


Chaise avec vue sur catafalque drapé patagon
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Miséricorde : L’écrivain peut-il être exorciste ?
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Le roman bernanosien de Raspail
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