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Ludwig Klages : Un appel à la réflexion

Par  

« Le divers décroît. Là est le grand danger terrestre. C’est donc contre cette déchéance qu’il faut lutter, se battre, mourir peut-être avec beauté »
(Victor SEGALEN, Essai sur l’exotisme, 1978).

 
Ludwig Klages est philosophe (1872-1956). Inventeur reconnu de la graphologie, ce dernier a notamment été le maître de l’écrivain roumain Emile Cioran. Dans ses écrits, l’essayiste pourfend l’industrialisme ravageant les beautés de la nature et la pluralité des cultures humaines ; il s’agit pour lui de mettre en avant l’Âme (Seele) enracinée du paganisme contre l’Esprit (Geist) moderne et rationaliste. Dans L’Homme et la Terre (1913), Klages s’en prend à l’idéologie nihiliste du progrès détruisant la vie sous toutes ses formes tout en encourageant une conception factice de la réussite sociale. Un ouvrage capital.

D’emblée, l’auteur commence par indiquer les termes en vogue au début du XXème siècle. La « personnalité », la « culture », et surtout le « progrès » font beaucoup d’adeptes ; certes, ils ne sont que rarement définis mais ils semblent indiquer un mouvement positif qui va de l’avant. Nous le savons, personne n’arrête le progrès pour qui « aujourd’hui vaut mieux qu’hier, et demain mieux qu’aujourd’hui » (A. De Vigny). Avec toute sa morgue, le moderne fait le malin du haut de son promontoire, clamant sa supériorité sur tous les plans et sur toutes les autres cultures. Comment fonde-t-il cette assurance ? Sur la science. Depuis le XVIème, les Occidentaux proclament que la science est le véritable pouvoir (science is power) ; si l’humanité luttait jadis en vain contre une nature qui la tenait en respect, la technique moderne rase les forêts, fore la terre, fend les airs par ses avions sophistiqués, réduit le temps et les distances. Son efficacité est sans borne et elle donne raison à la loi de Gabor selon laquelle toute prouesse technique pouvant être mise en œuvre sera réalisée. Cependant, Ludwig Klages n’est pas technophobe : il ne s’agit pas pour lui de vouer aux gémonies certaines avancées récentes qui peuvent s’avérer bénéfique. Il entend plutôt faire réfléchir la jeune génération afin qu’elle ne tombe pas dans la mystification, elle se doit de garder un esprit critique afin de ne pas succomber à une propagande techniciste mettant en danger les conditions de possibilité de la vie sur Terre.

Tout d’abord, le problème de l’idéologie du progrès réside dans une déficience spirituelle. Eloignée des transcendantaux grecs (le Beau, le Vrai, et le Bien), de la sotériologie médiévale pour qui l’Homme est un être qui aspire vers son créateur, mais aussi du perfectionnement personnel promu par les écrits de Gœthe, celle-ci s’enivre de sa puissance extérieure, de son emprise toujours plus étendue sur son milieu naturel. Cette domination de la matière peut s’avérer étourdissante sur le court terme à la manière d’un pic d’adrénaline bien vite redescendu, laissant une sensation de satisfaction creuse et frelatée. A cela s’ajoute le déchaînement des machines modernes qui fait fi de ce que nous pouvons appeler les valeurs, principes spirituels et nobles cultivés naguère par nos ancêtres : accroître la puissance revient en dernière instance à se rendre étranger à la beauté, à la vie, à la quête de la vérité et à la droiture morale. Les Âges d’or vantés par certaines mythologies sont dorénavant tournés en dérision, supplantés par une nature passive et morte où se déploie une lutte pour la vie sans vergogne que nous pouvons exploiter à volonté.

A présent, penchons-nous sur le traitement des animaux par la civilisation du progrès.

Animal, on est mal

Le réquisitoire de Klages à l’encontre de l’idéologie mortifère de la modernité se fonde aussi sur une attention portée à la richesse de la biodiversité, menacée par la rapacité humaine. L’auteur met en avant les témoignages édifiants des explorateurs des régions polaires ; ceux-ci décrivent une efflorescence admirable d’espèces différentes dont les lions de mer, les phoques, les mouettes, les pingouins, les rennes ; toutes accueillantes envers l’Homme. Au sein des régions tropicales, les pionniers décrivent les steppes où grouille une vie abondante et harmonieuse ; les oies sauvages, les grues, les ibis, les flamants roses, les hérons, les cigognes, les marabouts, les girafes, les zèbres, les gnous, les antilopes, les gazelles composent une symphonie naturelle dont le poète sait apprécier la splendeur. Tout autour du globe, ce type de magnificence lié au règne animal peut être admiré pour celui qui sait y être attentif. Cependant, cette luxuriance est mise en péril par l’homme du progrès semant la mort autour de lui, obnubilé par sa soif inextinguible de puissance et de confort. 

Le malaise moderne réside également dans le rapport que nous entretenons avec nos frères animaux. En Germanie, l’ours, le loup, le bison, l’élan, l’aigle, le vautour, la grue, le faucon, le cygne étaient autant de personnages dont le fabuliste savait tirer une morale riche ; à présent, l’animal n’est envisagé que sous le prisme de la raison instrumentale, il n’est qu’un moyen dans la machinerie destructrice du vivant. En effet, il est apparu sous la plume des thuriféraires du progrès l’adjectif « nuisible » dont on a affublé une large partie du règne animal, bon à être exterminé. Sur terre, on traque entre autres le bouquetin, le verrat, le renard, la belette, le blaireau et la loutre, attachés naguère à certains souvenirs immémoriaux perpétués par plusieurs sociétés humaines ; dans le sanctuaire maritime, on chasse les mouettes rieuses, les hirondelles, les cormorans, les plongeons, les hérons ou encore les martins-pêcheurs ; ainsi, les bancs de phoques disparaissent peu à peu de la mer Baltique et de la mer du Nord. L’auteur évoque la place importante que pouvait avoir le castor dans l’imaginaire germanique, près de deux cents villes ou villages portaient un nom ressortissant au rongeur. Sans protection légale permise par certaines autorités politiques, celui-ci aurait été éradiqué, diminuant ainsi le caractère singulier de la faune locale. En outre, la diminution de la biodiversité constitue une baisse vertigineuse du nombre de musiques pouvant être entendues depuis les nues. Si l’on comptait naguère près de trois cents nids d’oiseaux chanteurs autour de Munich, on en dénombre quatre ou cinq durant l’année où Klages rédige son essai (1913) : les hirondelles, les martinets, et les alouettes ne se font plus entendre des marcheurs mais aussi des poètes lyriques, ce qui tend à ternir leur rapport à la nature environnante donc à étioler leur créativité. En somme, cette vague incolore qui emporte tout ce qui fait la texture poétique de l’existence, y compris la vie animale, semble irrésistible, balayant du même coup les vers d’Eichendorff, la pie, le loriot, le pic, la mésange, mais aussi la richesse acoustique des lieux naturels.

Enfin, la ville moderne standardise le rapport au monde qui s’en trouve désenchanté. Au nom de la course au profit et de la distinction de soi, la civilisation mécanique permet « un meurtre inouï à l’échelle de toute la Terre ». Précurseur, Klages s’en prend avec virulence à la mode féminine qui, au nom de la nouveauté perpétuelle, plume des oiseaux vivants, assassine moult bêtes à fourrure dont le renard et l’hermine afin de confectionner des manteaux pour les mondains. Par cette folie des grandeurs, les espèces concernées frôlent l’extinction au nom de caprices superfétatoires et d’intérêts financiers qui ravagent la nature. Plus généralement, l’auteur souligne les exactions commises par les colons américains : si les bisons étaient respectés par les Indiens, ils sont désormais considérés comme de la marchandise que l’on peut occire, bonne à être entreposée dans un musée d’histoire naturelle réifiant la somptuosité du vivant.

Penchons-nous à présent sur le déclin de l’âme à l’origine de cette inaltérable soif de meurtre.

L’évangile des médiocres

Le poète ne se soucie guère des conflits philosophiques concernant le statut ontologique de la nature, source sacrée des légendes anciennes ou amas de matière inerte dont certains tirent profit. Il constate dans le sillage du paganisme moniste un Tout profondément émouvant où l’individu est enlacé au sein de l’arche du devenir cosmique. Dans la Terre et non face à elle, l’Homme peut sentir les correspondances entre lui et Mère Nature aussi bien dans le vide du désert, dans le bruissement des futaies, que dans la solennité des hautes montagnes enneigées. Klages parle de « tempétueuse symphonie de la planète » où plusieurs accords se créent dans le tumulte de l’astre qui nous ceint au cours du périple où nous sommes embarqués ; il existe un enchevêtrement de fils qui tissent le songe qu’est notre existence terrestre. Si le cartésien moderne et industrieux raisonne, l’inventeur de la graphologie résonne face à l’âme du paysage dont les peuples savent tirer des artefacts singuliers dont certaines armes (haches, lances, épées), certaines breloques (bracelets, chaînes, anneaux), certains récipients (gamelle creusée dans une calebasse, coupes en cuivre), mais aussi certains tissus. Le drame du progrès réside donc dans la rupture irréversible entre les créations humaines et la Terre : la monoculture pointée plus tardivement par Lévi-Strauss (Tristes Tropiques) se répand et propage la sinistrose. En effet, la civilisation de l’innovation permanente colporte ses mêmes voies ferrées, ses mêmes fils télégraphiques, ses mornes lignes à haute tension qui traversent de leur fruste rectitude les forêts et les lignes de montagne, et cela à l’échelle des sept continents. Nous trouvons en lieu et place du paysage fantaisiste d’autrefois moult paysages couplés, c’est-à-dire découpés en parcelles rectangulaires ; les bois sont supplantés par de sombres dépôts inventoriés tandis que les rapides et les chutes d’eaux doivent alimenter des points de collecte. Plus généralement, la pollution liée à l’ère industrielle cause de nombreux dégâts fâcheux pour l’environnement, empoisonnant par exemple les nappes claires de la Terre par la prolifération d’usines toxiques. Prophétique, Klages anticipe également les périls du tourisme qui, sous prétexte d’un amour hypocrite de la Nature (pensons au greenwashing), ravage les côtes et les vallées montagneuses isolées.

De plus, le poète ne passe point sous silence le coût humain de l’opération de l’idéologie du progrès. Que cela soit les aborigènes d’Australie, les Albanais, les tribus polynésiennes, les peuples africains ou les Indiens, ils ont tous succombé à la civilisation destructrice, perdant à jamais leur caractère unique. Combien de mythes, de chants sacrés, de rites, de dialectes, d’instruments de musique, de fêtes populaires, de coutumes ont péri dans le grand brasier de la modernité ? Difficile de le chiffrer exactement mais nous imaginons sans peine l’étendue de la perte massive de la richesse infinie des cultures humaines. En somme, le modèle capitaliste compétitif et son désir irrépressible de réussite sociale, nommée « évangile des médiocres » par Klages, a conquis par la force une planète féconde et diverse en la transformant en une immense caserne dénuée de couleurs, de chants, de paysages, et d’animaux. Attention, le désert croît.

Ainsi, le poète démontre que la poursuite échevelée d’objectifs purement pratiques mène à une civilisation triste et monochrome, insensible aux œuvres prodigieuses de la nature. En dépit de l’avancée irrésistible de la destruction généralisée, Klages nous invite à une conversion spirituelle capable d’entrevoir l’âme de la nature en mesure de nous prodiguer ses merveilles à foison. Au moment où la situation écologique nous fait perdre le monde, (re)lire cet ouvrage est impératif.


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