Michel Serres se prend pour un révolutionnaire
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Michel Serres se prend pour un révolutionnaire
Par C. Auzies
7 juillet 2013 21:00
Il est des petits livres qui marquent plus que certains pavés, tel est celui de Michel Serres, « Petite Poucette »1 bestseller depuis plusieurs mois se classant dans les 100 premières ventes d’Amazon depuis 290 jours. Que se cache derrière ce titre un peu ridicule ? Tout simplement une tentative de réponse à une question qui doit tous nous préoccuper et, en premier lieu, une interpellation destinée au corps enseignant : quelle est cette génération montante ? Que lui transmettre ? Ne cherchez pas une analyse approfondie. Pas de référence, pas de note, aucune bibliographie n’agrémente ce livre. Michel Serres, tel un vieux sage, cherche uniquement à décrire le mieux possible ce « qui est », démarche finalement très philosophique à la portée du vulgus pecum. Tout d’abord, revenons sur ce titre qui fait beaucoup pour la carrière de ce best-seller, c’est l’accroche marketing. Une Poucette est une étudiante, une écolière qui, de nos jours, utilise davantage ses doigts pour pianoter sur son téléphone ou sur son iPad ou autre notebook que de se servir de son cerveau. La très bonne comparaison avec le martyr de Saint Denis, portant sa tête à bout de bras sert de fil conducteur à cette analogie qui, ma foi, est percutante puisque imagée. Premier bon point de ce livre.
Le ton est sympathique, celui du vieux grand-père, que l’on peut entendre toutes les semaines sur la célèbre radio étatique, France Info. L’auteur part du constat qu’il y a une vraie rupture dans notre société avec l’apparition d’un « homme nouveau », la petite Poucette, engendrée par le développement du numérique et les bouleversements sociétaux : le divorce, le tout-image, l’éloignement au réel. Jusque-là notre sage radiophonique ne s’est pas foulé ! Le portrait de cette génération est de prime abord assez gentillet et de bon sens mais, avec le recul, il se révèle lapidaire et pas très élogieux. Jugez vous-même : Poucette est a-cervelée, distraite, incapable de se concentrer, incapable de maitriser l’abstraction, sans Dieu ni maître, horriblement bavarde. En un mot, je dirai revenue à l’état de nature ou autrement dit « sauvage ». Et pourtant, il souligne bien que cette génération possède des avantages conséquents qu’aucune autre n’a eu avant elle : une bibliothèque universelle des savoirs disponible à tout moment, que l’on nomme internet, le rêve de l’homme depuis l’Antiquité. Mais le problème, c’est que nous sommes dans le virtuel et que cette génération à avoir trop d’information ne sait plus rien car elle a remplacé l’agir et le connaitre par le néant et la « possibilité de ». L’auteur trouve cela proprement génial car il oppose « savoir » à « innovation ». Selon son avis, « je pense, j’invente si je me distancie de ce savoir et de cette connaissance, si je m’en écarte »2. Mieux vaut ne pas encombrer sa tête d’inutiles concepts mais rendre libre son cerveau pour innover. Là, pas de développement, il s’inscrit dans la droite ligne de ces pédagogues pour qui le savoir ne doit être qu’un moyen, jugé à l’aune de l’utilité qu’il dégage.
Plus problématique dans son livre, en ligne droite avec la dégradation du statut du savoir, est l’attaque directe du métier de professeur. En gros, il n’a plus de raison d’être car il n’est qu’un répétiteur d’un savoir spécifique accessible maintenant directement sur Wikipédia. D’où le renversement de présomption de compétence, car la petite Poucette ayant accès à tout peut juger de tout et mettre en doute tout le monde. Le doute est généralisé, le rêve de Descartes réalisé. La charge de la preuve est renversée du côté du professeur, ce qu’il dit est vérifié ou contesté constamment. Poucette possède le savoir total, le professeur est inutile ! Même constat cinglant : l’université, le lieu même, est morte, l’expertise et les spécialités terminées aussi. Fin du monde de l’enseignement, adieu veaux vaches cochons. L’auteur, rappelons-le aussi professeur de son état, sonne le glas du monde enseignant : « la diffusion du savoir ne peut plus avoir lieu dans aucun des campus du monde »3 fini kaput !!
Michel Serres poursuit son exposé en étrillant les générations précédentes composées de « petits transits », sans personnalité qui écoutaient bêtement et sagement leur professeur. En voilà pour nous, exclus, éliminés de la problématique. Il ne reste plus que petite Poucette et son grand vide à la place de la tête, sans professeur, sans parent, tous les deux inadaptés. Que reste-t-il ? L’appartenance à une société ? Non, Michel nous informe que notre étudiante préfère la virtualité des échanges, exit toutes les structures, l’Eglise, la famille, l’histoire, la société, poubelle. Au final, il ne reste plus que les réseaux virtuels et l’individualité nue de petite Poucette. Chouette !! s’écrie Michel Serres, il n’y a plus rien, rien qu’un collectif connecté et de là de conclure : « volatile vive et douce, la société d’aujourd’hui tire mille langues de feu au monstre d’hier et d’antan, dur, pyramidal et gelé. Mort. »4 Du passé faisons table rase…
Michel Serres pose un regard lucide sur cette génération montante. Tous ses constats sont vrais, vérifiables tous les jours auprès de vos enfants, de vos étudiants ou des stagiaires. Pour autant, son livre est cynique voire pernicieux car, au-delà du regard perçant qu’il pose, il ne conseille que la démission. Il ne veut pas transmettre alors même qu’il en soulève la question. Il voit les réels avantages des nouvelles technologies mais pense que sa génération n’a pas de place. Il colporte des idées fausses sur le savoir. Pourquoi n’a-t-il plus la volonté de rendre vertueuse cette génération ? Pourquoi la laisser à l’abandon, esseulée au nom d’une rupture, d’un homme nouveau ? N’est-ce pas encore une nouvelle utopie ? Cela a déjà eu lieu autrefois, par étape, en 1945, en 1968. Les résultats sont mauvais, il suffit de regarder le niveau du bac ! Les têtes ne sont plus formées. Le retour d’une société barbare est en cours. Par cet ouvrage, Michel Serres se range non plus aux côtés des philosophes mais à ceux des pédagogues modernes qui ne cessent de glorifier la déconstruction avec un mépris à peine déguisé des étudiants.
Toutefois, n’en doutons pas, la jeunesse est toujours porteuse d’espoir, et celle-ci a l’avantage d’être peu formatée. Il faut former ces esprits. Non, ce n’est pas vrai, les « petites Poucette » n’ont pas la tête vide, elles sont douées d’intelligence et dignes de comprendre ce qui a été patiemment construit par les générations précédentes. Leurs pouces peuvent servir à autre chose qu’à pianoter sur leurs téléphones. Souhaitons, au contraire de Michel Serres, qu’elles redécouvrent leurs racines, qu’elles s’aperçoivent que d’apprendre ce savoir leur permettra de nourrir leur esprit pour réaliser des œuvres qui seront pérennes. Au contraire, rêvons d’un retour à de vraies formations classiques qui rendront cette génération branchée heureuse de vivre. Rêvons d’un retour au réel multiplié par les possibilités de la connectivité.
A nos chers professeurs, passez votre chemin, ce livre ne vous apportera rien de plus que ce que vous vivez au quotidien. Si vous êtes à la recherche d’un second souffle à votre vocation, si vous recherchez les vraies définitions du savoir, de la connaissance, de l’intelligence, si vous en avez assez avec les leçons des philosopho-pédagogues, lisez alors l’excellent essai du professeur Jean de Viguerie sur Les Pédagogues5 dont les explications limpides seront pour vous une source de réflexion propice. À la suite de cette courte lecture, le livre n’est pas gros (uniquement 140 pages !), vous vous apercevrez que Michel Serres n’est qu’un poursuivant d’une longue lignée de philosophes ou de pédagogues qui cachent mal leur entreprise utopiste. En guise d’envoi, voici un extrait de ce livre :
Le ton est sympathique, celui du vieux grand-père, que l’on peut entendre toutes les semaines sur la célèbre radio étatique, France Info. L’auteur part du constat qu’il y a une vraie rupture dans notre société avec l’apparition d’un « homme nouveau », la petite Poucette, engendrée par le développement du numérique et les bouleversements sociétaux : le divorce, le tout-image, l’éloignement au réel. Jusque-là notre sage radiophonique ne s’est pas foulé ! Le portrait de cette génération est de prime abord assez gentillet et de bon sens mais, avec le recul, il se révèle lapidaire et pas très élogieux. Jugez vous-même : Poucette est a-cervelée, distraite, incapable de se concentrer, incapable de maitriser l’abstraction, sans Dieu ni maître, horriblement bavarde. En un mot, je dirai revenue à l’état de nature ou autrement dit « sauvage ». Et pourtant, il souligne bien que cette génération possède des avantages conséquents qu’aucune autre n’a eu avant elle : une bibliothèque universelle des savoirs disponible à tout moment, que l’on nomme internet, le rêve de l’homme depuis l’Antiquité. Mais le problème, c’est que nous sommes dans le virtuel et que cette génération à avoir trop d’information ne sait plus rien car elle a remplacé l’agir et le connaitre par le néant et la « possibilité de ». L’auteur trouve cela proprement génial car il oppose « savoir » à « innovation ». Selon son avis, « je pense, j’invente si je me distancie de ce savoir et de cette connaissance, si je m’en écarte »2. Mieux vaut ne pas encombrer sa tête d’inutiles concepts mais rendre libre son cerveau pour innover. Là, pas de développement, il s’inscrit dans la droite ligne de ces pédagogues pour qui le savoir ne doit être qu’un moyen, jugé à l’aune de l’utilité qu’il dégage.
Plus problématique dans son livre, en ligne droite avec la dégradation du statut du savoir, est l’attaque directe du métier de professeur. En gros, il n’a plus de raison d’être car il n’est qu’un répétiteur d’un savoir spécifique accessible maintenant directement sur Wikipédia. D’où le renversement de présomption de compétence, car la petite Poucette ayant accès à tout peut juger de tout et mettre en doute tout le monde. Le doute est généralisé, le rêve de Descartes réalisé. La charge de la preuve est renversée du côté du professeur, ce qu’il dit est vérifié ou contesté constamment. Poucette possède le savoir total, le professeur est inutile ! Même constat cinglant : l’université, le lieu même, est morte, l’expertise et les spécialités terminées aussi. Fin du monde de l’enseignement, adieu veaux vaches cochons. L’auteur, rappelons-le aussi professeur de son état, sonne le glas du monde enseignant : « la diffusion du savoir ne peut plus avoir lieu dans aucun des campus du monde »3 fini kaput !!
Michel Serres poursuit son exposé en étrillant les générations précédentes composées de « petits transits », sans personnalité qui écoutaient bêtement et sagement leur professeur. En voilà pour nous, exclus, éliminés de la problématique. Il ne reste plus que petite Poucette et son grand vide à la place de la tête, sans professeur, sans parent, tous les deux inadaptés. Que reste-t-il ? L’appartenance à une société ? Non, Michel nous informe que notre étudiante préfère la virtualité des échanges, exit toutes les structures, l’Eglise, la famille, l’histoire, la société, poubelle. Au final, il ne reste plus que les réseaux virtuels et l’individualité nue de petite Poucette. Chouette !! s’écrie Michel Serres, il n’y a plus rien, rien qu’un collectif connecté et de là de conclure : « volatile vive et douce, la société d’aujourd’hui tire mille langues de feu au monstre d’hier et d’antan, dur, pyramidal et gelé. Mort. »4 Du passé faisons table rase…
Michel Serres pose un regard lucide sur cette génération montante. Tous ses constats sont vrais, vérifiables tous les jours auprès de vos enfants, de vos étudiants ou des stagiaires. Pour autant, son livre est cynique voire pernicieux car, au-delà du regard perçant qu’il pose, il ne conseille que la démission. Il ne veut pas transmettre alors même qu’il en soulève la question. Il voit les réels avantages des nouvelles technologies mais pense que sa génération n’a pas de place. Il colporte des idées fausses sur le savoir. Pourquoi n’a-t-il plus la volonté de rendre vertueuse cette génération ? Pourquoi la laisser à l’abandon, esseulée au nom d’une rupture, d’un homme nouveau ? N’est-ce pas encore une nouvelle utopie ? Cela a déjà eu lieu autrefois, par étape, en 1945, en 1968. Les résultats sont mauvais, il suffit de regarder le niveau du bac ! Les têtes ne sont plus formées. Le retour d’une société barbare est en cours. Par cet ouvrage, Michel Serres se range non plus aux côtés des philosophes mais à ceux des pédagogues modernes qui ne cessent de glorifier la déconstruction avec un mépris à peine déguisé des étudiants.
Toutefois, n’en doutons pas, la jeunesse est toujours porteuse d’espoir, et celle-ci a l’avantage d’être peu formatée. Il faut former ces esprits. Non, ce n’est pas vrai, les « petites Poucette » n’ont pas la tête vide, elles sont douées d’intelligence et dignes de comprendre ce qui a été patiemment construit par les générations précédentes. Leurs pouces peuvent servir à autre chose qu’à pianoter sur leurs téléphones. Souhaitons, au contraire de Michel Serres, qu’elles redécouvrent leurs racines, qu’elles s’aperçoivent que d’apprendre ce savoir leur permettra de nourrir leur esprit pour réaliser des œuvres qui seront pérennes. Au contraire, rêvons d’un retour à de vraies formations classiques qui rendront cette génération branchée heureuse de vivre. Rêvons d’un retour au réel multiplié par les possibilités de la connectivité.
A nos chers professeurs, passez votre chemin, ce livre ne vous apportera rien de plus que ce que vous vivez au quotidien. Si vous êtes à la recherche d’un second souffle à votre vocation, si vous recherchez les vraies définitions du savoir, de la connaissance, de l’intelligence, si vous en avez assez avec les leçons des philosopho-pédagogues, lisez alors l’excellent essai du professeur Jean de Viguerie sur Les Pédagogues5 dont les explications limpides seront pour vous une source de réflexion propice. À la suite de cette courte lecture, le livre n’est pas gros (uniquement 140 pages !), vous vous apercevrez que Michel Serres n’est qu’un poursuivant d’une longue lignée de philosophes ou de pédagogues qui cachent mal leur entreprise utopiste. En guise d’envoi, voici un extrait de ce livre :
« L’utopie est une, ses visages divers. Mais sous des apparences variées, sa philosophie est toujours à peu près la même. On peut donc assez facilement reconnaitre l’utopie derrière ses apparences. Il suffit de démasquer sa philosophie. Un professeur, un parent, est placé devant une pédagogie, devant une école, devant une réforme. Il doit alors essayer de savoir quelle conception de l’enfant, de l’intelligence, du savoir et du rôle de l’éducateur se font cette pédagogie, cette école, cette réforme. Une fois renseigné, il sait si l’utopie est là ou non. »6
- Petite poucette, Michel Serres, Éditions Manifestes Le Pommier !
- Petite poucette, Michel Serres, Page 34
- Petite poucette, Michel Serres Page 47
- Petite poucette, Michel Serres Page 82
- Les Pédagogues, Essai historique sur l’utopie pédagogique, Jean de Viguerie, Éditions du Cerf
- Les Pédagogues, page 139